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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/540

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l’Empereur plus que Walewski ne m’avait concédé, et j’avais conservé ma liberté. Je sortis tout heureux du cabinet impérial. Je ne ressens plus le même contentement en racontant ce passé.

Il est erroné de croire que sans ambition on puisse exercer une action politique efficace. La Bruyère a dit : « Je ne mets au-dessus du grand politique que celui qui néglige de le devenir et qui se persuade que le monde ne mérite pas qu’on s’en occupe. » Juge-t-on le monde digne qu’on s’en occupe, il faut être ambitieux, non d’argent, c’est bas ; non de vanité, c’est sot : il faut être ambitieux de pouvoir. Il faut le rechercher, le conquérir, s’y complaire, s’y cramponner, ne l’abandonner que lorsque, les forces épuisées, on ne peut plus le retenir par les mains, ni même par les dents. En eût-on peu le goût, il faut l’aimer pour les autres : on n’obtient pas un résultat politique, seul, sans l’appui d’une armée de partisans ; or, toute armée veut une solde et il n’a pas de parti celui qui ne montre pas au bout d’un succès le partage d’un butin. Le désintéressement est une vertu privée, non une vertu d’État. Dans la lutte des partis, il affaiblit : apportez à vos partisans les réformes les plus amples, ils les trouveront mesquines s’ils ne s’en promettent pas des places ; les plus insuffisantes leur sembleront parfaites s’ils y trouvent un profit. Toute collectivité politique est cupide ; les idées n’y sont que le mot de passe des appétits. D’ailleurs, il ne sert de rien d’être sans ambition ; on vous prête celle que vous n’avez pas, et le détachement n’est imputé qu’à l’impuissance.

Je juge donc fausse aujourd’hui la conception qui m’avait paru superbe en 1867, de transformer l’Empire autoritaire en Empire libéral, sans rechercher le pouvoir[1]. Morny, Walewski et d’autres amis avaient raison contre moi en voulant me faire sortir de cette abstention imprévoyante. Il ne suffit pas de concevoir un plan, de le formuler, de le défendre, de l’imposer : l’essentiel c’est de l’appliquer. Ce qui est excellent en théorie devient souvent faux dans la pratique, par excès ou insuffisance, par maladresse ou précipitation ; on ne peut vraiment répondre que de ce qu’on exécute soi-même. Dans la circonstance actuelle, mon erreur était aggravée par le caractère de celui auquel je conseillais à l’Empereur de confier l’évolution nouvelle. Avocat

  1. Voir t. V, Empire libéral, p. 147.