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incomparable, Rouher eût aussi bien plaidé le dossier liberté qu’il avait fait le dossier autorité s’il avait été libre de l’accepter ; mais un parti violent, lié à sa fortune, pourvu que lui-même fût le serviteur de ses intérêts, ne le lui permettrait pas. On a toujours tort de demander à quelqu’un ce qui ne se concilie pas avec les nécessités de sa situation ; vous l’accordât-il un moment, il ne persiste pas.

Donc, au lieu de faire des efforts pour que l’Empereur ne m’obligeât point à prendre le ministère de l’Instruction publique, j’aurais dû lui réclamer un ministère prépondérant et dire : « Je ne saurais entrer aux affaires à la place de Duruy, que j’estime grandement, le seul libéral de votre cabinet. Je ne puis non plus accepter de représenter le gouvernement à côté de Rouher ; cela est impratique. Qui dirait le mot décisif ? Est-ce lui ? Est-ce moi ? Si c’est lui, je ne serai plus que son subordonné, ce à quoi je ne consentirai pas. Si c’est moi, il deviendra le trophée de ma victoire, ce que sa dignité lui défend. Il faut que vous choisissiez entre lui et moi. Avec lui, vous pourrez opérer les petites réformes ; avec moi, vous devrez vous résoudre aux grandes. Je reste convaincu, comme je l’ai déjà dit, que les petites réformes ne profitent qu’à vos ennemis et que les grandes seules vous donneront une force. Renvoyez donc M. Rouher, le plus honorablement possible, et chargez-moi de composer un ministère dont la mission sera d’achever la transformation libérale et de couronner vraiment l’édifice. Entre le système de 1852 et celui inauguré en 1860, il n’y a pas d’abri sûr, retournez au premier ou achevez le second. » L’Empereur aurait-il écouté alors ce conseil qu’il suivit plus tard ; un tel degré de confiance, un tel courant de sympathie s’était établi entre nous que je le crois. Ne l’eût-il pas regretté les jours suivans, je n’oserais l’affirmer. Quoi qu’il en soit, la constitution d’un ministère libéral à cette époque eût prévenu tant de tiraillemens, tant d’erreurs, qu’y pousser de toute sa force était un devoir.


VI

On comprend la vive contrariété d’amour-propre de Rouher à l’annonce que lui fit l’Empereur de la victoire imprévue de ma politique. Il essaya de l’arrêter, non en face, mais en présentant des objections de détail, et en se plaignant des procédés. La