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UN PEINTRE AU JAPON.

Hearn ne se pique pas d’humour ; il n’est Anglais en rien, et d’abord il lui manque pour l’être le mépris des races qui ne sont point anglo-saxonnes. Kipling, jusque dans la jungle, se fait l’interprète belliqueux et impérialiste de l’Inde conquise ; l’Écossais, protestant dans l’âme, transparaît chez Stevenson, même quand il est le plus fortement imprégné des mœurs, des sensations nouvelles vers lesquelles le portent ses croisières sur l’océan Pacifique. Hearn, au contraire, s’est laissé absorber par le Japon, où le retient un exil volontaire, où il a perdu en partie sa personnalité européenne. Nationalisé Japonais, marié à une Japonaise, il est devenu dans la patrie de son choix Koizumi Yakumo : ce n’est guère que comme membre honoraire de la Japan Society qu’il se rattache encore au monde savant et littéraire de Londres. Renoncer à l’honneur insigne d’être sujet britannique serait déjà chose grave, mais déclarer en outre que, sans être absolument bouddhiste, on n’est pas du tout chrétien ; prétendre, à la face des missions protestantes que le Japon ne pourrait rien gagner à se convertir, voilà des audaces qui nuisent nécessairement au succès général d’ouvrages écrits en langue anglaise, cette langue fût-elle la plus pure, la plus poétique, la plus imagée, avec des qualités de forme et de couleur qui lui donnent une valeur plastique incomparable ; — à moins qu’on ne veuille la comparer à celle de Loti.

Je ne sache guère qu’un critique qui ait pleinement rendu justice à Lafcadio Hearn, celui qui, aux Etats-Unis, signe ses pénétrantes études du nom de Paul Elmer More. Il a montré, mieux que nul ne peut essayer de le faire après lui, comment ce merveilleux artiste s’efforce d’interpréter dans la langue de l’Occident le mystère insaisissable de la vie asiatique, et comment, pour cela, il a fondu en un savant mélange trois élémens qui jusque-là n’avaient jamais été associés, l’un des trois paraissant être destructeur des deux autres : l’instinct religieux de l’Inde ; le sentiment esthétique du Japon ; et l’esprit investigateur de la science occidentale, le tout produisant, grâce aux sympathies particulières qui le guident, une sensation psychologique auparavant inconnue. « Il a plus qu’aucun auteur vivant, écrivait naguère M. More, ajouté un frisson nouveau à notre expérience intellectuelle. Quant aux procédés de son art, ils font penser à ce que lui-même dit de la poésie japonaise : à « ce coup de cloche qui vibre indéfiniment en ondes sonores et en