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UN PEINTRE AU JAPON.

éthiques de la famille, un esprit de fidélité, devenu tellement inné qu’à l’appel du devoir la vie elle-même cesse de compter, sauf comme instrument pour accomplir ce devoir.

— De la forme grossière et agressive de scepticisme si répandue en Occident, je ne trouve pas trace parmi mes élèves, ajoute Lafcadio Hearn.

Peut-être l’a-t-il rencontré davantage à Tokio où il occupe maintenant une chaire de conférencier sur la littérature anglaise à l’Université impériale ; car il répète le mot déjà ancien d’un étudiant qui, entendant sonner la cloche d’un temple, s’écriait : « N’est-il pas honteux qu’au XIXe siècle, un tel son retentisse encore à nos oreilles ? »

Les habitans des grandes villes voisines de la mer sont souvent, je suppose, moins dévots que Lafcadio lui-même qui, le jour où il se trouva, — premier Occidental admis à ce privilège, — devant le sanctuaire de la célèbre déité de Kitzuki, fit une pieuse offrande au « centre symbolique du respect d’une nation pour son passé. » Jamais il ne manqua de rendre hommage aux dieux qu’il visitait dans leurs temples ; et surtout aux vieilles divinités des routes et de la terre, bizarres, usées, moussues, passées de mode et passablement délaissées. La foi primitive s’émiette lentement sous l’influence corrosive d’une nouvelle philosophie ; « mais, dit-il, je le sens, je suis encore païen et j’aime ces simples vieilles divinités, ces dieux de l’enfance d’un peuple. Ils ont besoin d’un peu d’amour humain, naïfs et innocens qu’ils sont et très laids. Les belles divinités vivront à jamais par cette douceur féminine qu’idéalise chez elles l’art bouddhique ; éternelles sont les Kwannon et les Benten, elles n’ont besoin d’aucun secours des hommes, elles s’imposeront au respect quand les grands temples seront à leur tour sans prêtres et sans voix. Mais ces pauvres dieux bizarres et croulans qui ont consolé tant d’affligés, réjoui tant de cœurs simples, entendu tant de prières naïves, avec quel plaisir je prolongerais leur vie en dépit de l’irréfutable philosophie de l’évolution ! » D’ailleurs que les dieux disparaissent, que les temples s’écroulent, rien ne détruira le shinto, cette religion primitive qui a tant de rapports avec le panthéisme grec et qui tient au sol lui-même. Culte des ancêtres, mêlé au culte de la nature, il n’existe ni dans les livres, ni dans les rites, ni dans aucun commandement, mais dans le cœur du peuple dont il est l’émotion la plus haute et toujours jeune. Lafcadio