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UN PEINTRE AU JAPON.

prisonnier pour ainsi dire des jardins du passé. N’exigeons pas de lui une logique imperturbable, ne lui demandons pas d’être parfaitement conséquent avec lui-même. Les feuilles éparses que de temps à autre il réunit en volume reflètent le fait, la figure, la sensation qui passe, fendant en paroles mélodieuses la musique étrangère que sait percevoir son oreille, rapportant ses entretiens avec le commun du peuple encore attaché aux vieilles coutumes, la seule société dont il se soucie.

Les Japonais d’une autre classe, les lettrés, les critiques, collaborateurs estimés des Revues américaines, lui en veulent un peu de ses préférences, tout en reconnaissant qu’il est l’Occidental qui les a le mieux compris. Ils lui reprochent de ne pas les suivre assez dans les sentiers de la vie moderne, de rétrograder trop volontiers vers les régions légendaires d’un Japon mystique[1], au lieu d’aborder la psychologie actuelle et vivante, comme il fit par exemple en écrivant la petite nouvelle, petite par le nombre de pages, grande par le sujet : À la Station du Chemin de fer. La voici en quelques mots :

Un criminel a été arrêté après s’être dérobé plusieurs années aux recherches de la police ; il doit être jugé pour meurtre à Kumamalo, et un officier de police va au train de midi le recevoir. Il y a foule ; on redoute quelque violence, car la population de Kumamato n’est pas endurante et la victime était très aimée dans cette ville.

Le prisonnier descend du train sous bonne garde, les mains liées, derrière le dos, et il se produit une poussée formidable pour le voir ; mais, du geste, l’officier de police, écarte la multitude, en appelant un nom, et aussitôt une toute petite femme, un enfant sur le dos, s’avance. C’est la veuve de l’homme assassiné, l’enfant qu’elle porte est son fils. Dans l’espace resté vide autour de l’assassin, elle se tient immobile au milieu d’un silence de mort. L’officier parle, non pas à elle, mais à l’enfant ; il lui dit : — Petit, cet homme a tué ton père, il y a quatre ans ; tu n’étais pas né, tu étais encore dans le sein de ta mère. Si tu n’as plus de père à aimer, c’est Ta faute de cet homme. Regarde-le, regarde-le bien. N’aie pas peur…

Et mettant la main sous le menton du meurtrier, il le force à lever la tête.

  1. In Ghostly Japan, 1 vol. Boston.