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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/594

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UN PEINTRE AU JAPON.

longtemps avant leur réalisation ; les fabricans de jouets mettaient en vente d’ingénieux mécanismes représentant la déroute grotesque des Chinois. Un commerce énorme d’images coloriées à bas prix gravait dans l’esprit du peuple les hauts faits accomplis ou projetés. En même temps, les théâtres célébraient la guerre avec tout le réalisme possible. Chaque épisode glorieux était aussitôt transporté à la scène : par exemple, la mort d’un clairon qui, le poumon traversé, acheva de sonner la charge en y mettant son dernier souffle, et l’héroïsme des quatorze troupiers qui tinrent ferme contre trois cents fantassins, et la charge de coolies sans armes contre un bataillon chinois qui ne fut pas le plus fort, etc. Ces incidens et beaucoup d’autres se firent applaudir frénétiquement. Sur le passage des troupes, c’étaient des illuminations ; à Kobé, elles continuèrent des semaines de suite dans toutes les rues par les soins des habitans. Les industries du pays se consacraient à la guerre ; on alla jusqu’à inventer des paquets de cure-dents où chaque petit bâton portait inscrit en caractères microscopiques un poème différent sur des sujets belliqueux.

L’enthousiasme fut, il est vrai, suivi d’une déception profonde ; le Japon se trouva frustré par les conditions de la paix, et si, à cette époque, le sentiment public eût été seul écouté, la guerre se serait continuée entre la Russie et son allié de la veille, malgré le renfort qu’apportaient à la grande puissance européenne la France et l’Allemagne. Mais le gouvernement fut sage. Il bâillonna la presse et parut se contenter du peu qu’on lui donnait. Hearn croit cependant que les forces de réserve au Japon sont beaucoup plus considérables qu’on ne le suppose, ses vingt-six mille écoles lui composant un colossal appareil préparatoire.

Mais alors la marine était le point faible, quoiqu’elle eût suffi à annihiler la flotte chinoise, et les frais d’une nouvelle guerre eussent été désastreux pour le commerce et l’industrie. Il fallait attendre, si cruellement blessé que fût l’orgueil national. Le mécontentement général se dissimula sous des témoignages d’allégresse :

Hyogo, 5 mai 1895.

Hyogo ce matin est baigné dans une splendeur de lumière limpide, la lumière du printemps, qui, vaporeuse, prête un charme d’apparition aux choses lointaines entrevues à travers. Les contours restent nettement des-