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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/595

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UN PEINTRE AU JAPON.

sinés, mais des couleurs presque idéales, qui ne leur appartiennent pas, les

transfigurent, et les grandes montagnes, derrière la ville, s’élancent vers un bleu sans nuage que l’on prendrait pour l’âme de l’azur, plutôt que pour l’azur même. Au-dessus d’un talus gris bleu, — les toits agglomérés — frémissent et voltigent des formes extraordinaires ; le spectacle n’est pas nouveau pour moi, mais il m’enchante toujours. Partout flottent, attachés à de hauts bambous, des poissons de papier immenses qui s’agitent et chatoient comme choses vivantes. Leur taille varie d’ordinaire de cinq à quinze pieds de long, çà et là, il y en a de plus grands, portant un bébé accroché à la queue. Quelques bambous retiennent quatre ou cinq poissons superposés… Les liens légers qui les attachent aboutissent au dedans de la tête, et le vent, lorsqu’il entre dans la bouche ouverte, gonfle le corps en le faisant onduler, monter, descendre, se tordre absolument comme s’il s’agissait de poissons véritables, tandis que la queue et les nageoires jouent d’une façon irréprochable. En nageant contre le ciel, le bruit qu’ils font est celui du vent dans un champ de cannes… Tout le monde sait que ces carpes de papier ou koi ne sont hissées que durant la période du festival anniversaire de la naissance des garçons, le cinquième mois ; ils symbolisent l’espoir qu’ont les parens de voir leur fils faire son chemin dans le monde en dépit des obstacles, comme la grande carpe du pays remonte contre le courant de rapides rivières… Mais en ce radieux printemps de l’année japonaise 2555, le koi symbolisait quelque chose de plus grand que l’ambition paternelle, — la confiance d’une nation régénérée par la guerre. La résurrection militaire de l’Empire, le vrai jour de naissance du nouveau Japon, commença en effet avec la conquête de la Chine. La guerre a pris fin, l’avenir, quoiqu’il ne soit pas sans nuages, paraît plein de promesses et, malgré les obstacles à des succès plus complets et plus durables, le Japon ne craint rien, ne doute de rien.

Voici un autre tableau :

Hyogo, 15 mai.

Le Matsushima Kan, revenu de Chine, est à l’ancre devant le Jardin du plaisir de la Paix. Ce n’est pas un colosse, quoiqu’il ait accompli de grandes choses, mais il a certainement l’air formidable au repos, dans cette claire lumière, forteresse d’acier gris de pierre, se dressant au-dessus d’une nappe bleue tout unie. La permission de visiter a été accordée au peuple, qui s’y rend en habits de fête comme au festival d’un temple. Tous les bateaux du port semblent avoir été réquisitionnés à l’intention des curieux, tant il y en a autour du cuirassé, quand nous l’atteignons. Il n’est pas possible que tant de monde entre à la fois ; nous devons attendre, tandis que des centaines de visiteurs sont alternativement admis et congédiés.

Le spectacle de la joie populaire vaut qu’on le guette. Quel élan quand votre tour arrive ! Quel fourmillement, quelle poussée ! Deux jeunes femmes tombent à la mer et, tirées de l’eau par des marins, disent qu’elles ne sont pas fâchées d’être tombées parce qu’elles pourront se vanter de devoir la vie aux hommes du Matsushima Kan !