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aveuglement, négligeaient la chose publique ; il était réservé à notre âge d’en produire un qui, de parti pris et par système, agissait contre son propre intérêt. Ses complaisances passaient l’espoir des ambassadeurs étrangers. Ils venaient pour négocier, on les renvoyait comblés. Ils proposaient un marché, on leur offrait un cadeau gratuit. On les avait vus arriver inquiets, le front soucieux ; on les voyait repartir légers, la mine épanouie. Cet empressement à se dépouiller avait quelque chose de déconcertant. Il finit par tromper les calculs des Anglais eux-mêmes, gens pratiques, qui, ne donnant rien pour rien, mesurent difficilement la folie des autres.

Ce fut d’abord une véritable lune de miel. L’Angleterre n’avait qu’un signe à faire : la France était à ses ordres. Nous n’avions qu’une alliée naturelle, la Russie ; le premier soin de l’empereur fut d’unir ses armes à celles de l’Angleterre pour l’affaiblir. En ruinant Sébastopol et en fermant les détroits, nous écartions de la Méditerranée la seule marine qui eût pu nous fournir l’appoint nécessaire pour balancer la supériorité maritime des Anglais. Les Russes, attirés vers l’Asie, n’auraient jamais gêné nos mouvemens ; mais ils nous auraient aidés à maintenir les communications libres. La Grande-Bretagne sut nous persuader qu’il fallait faire tuer cent mille Français pour mettre le sceau à son empire.

Après ce beau fait d’armes, l’alliance de la Russie restait encore possible, au moins sur terre. Napoléon se l’aliéna pour jamais en témoignant à la malheureuse Pologne des sympathies aussi indiscrètes qu’inutiles.

Le percement de l’Isthme de Suez était, en soi, une grande idée ; mais il fallait être maître de l’Égypte. On pouvait encore le devenir malgré les événemens de 1840, notre situation était considérable sur les bords du Nil. Les Anglais prirent peur et s’opposèrent de tout leur pouvoir à l’entreprise de Suez. Ils ne nous croyaient pas assez simples pour leur livrer la clé de la porte que nous voulions ouvrir. Napoléon ouvrit la porte, mais il ne prit aucune précaution pour en surveiller les abords. Une fois de plus, nous avions travaillé pour autrui.

Il restait une faute à commettre dans cette Méditerranée qui nous échappait de plus en plus : c’était d’y susciter une puissance jeune, ambitieuse, un État de notre sang, si l’on peut dire, que toutes ses traditions devaient pousser vers l’Afrique, et que