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grasses, sans les sentir rôder autour de soi et tisser dans l’ombre un filet dont les mailles se resserraient peu à peu. Il ne suffisait même plus de faire la patte de velours, et d’attirer doucement la proie convoitée, avec une mine respectable, les yeux demi-clos, en brave lion qui connaît sa force. La France ne se laissait plus intimider ni séduire. Alors l’animal se secoua, se dressa sur ses pattes, et du fond des marais du Niger, fit entendre un rugissement sonore. Ce n’était encore qu’une sorte de rugissement préalable, une manière d’entrer en conversation ; et rien ne prouve que la noble bête, dont les jarrets ont perdu un peu de leur souplesse depuis Waterloo, eût bondi sur nous. Mais son attitude était imposante et nous ne voulions pas la guerre. La France lâcha en soupirant Boussa, c’est-à-dire l’accès du Bas-Niger. De l’Atlantique au grand fleuve, sa part était encore belle.

Si le Niger fut âprement disputé, nous eûmes, du côté du Congo, quelques compensations. Logiquement, cette autre grande artère de l’Afrique aurait dû être occupée par le seul peuple qui connaisse à fond l’économie du globe. Comment les Anglais se laissèrent-ils devancer sur le Congo ? La raison, sans doute, en est leur préférence très pratique et très commerciale pour les fleuves faciles à remonter. Qui tient les bouches du Congo ne tient rien du tout, attendu que les cataractes commencent immédiatement au-dessus de l’embouchure. Cet immense réservoir d’hommes et de richesses, cet Eldorado de l’Afrique centrale, a donc été préservé contre l’ambition des insulaires par la barrière de montagnes qui en défend les approches. Pour pénétrer dans les ténèbres de la grande forêt tropicale, les « terriens » l’emportaient sur les « maritimes. » Nous eûmes cependant à compter avec le génie anglo-saxon. Notre Brazza, disposant de faibles moyens, ne put disputer à Stanley le bassin même du fleuve, et dut se contenter de la rive droite jusqu’à l’Oubanghi. Mais cet Américain travaillait pour le roi des Belges. La formation de l’Etat libre du Congo ne supprime pas les rivalités des puissances, elle les ajourne. La Grande-Bretagne, qui s’était opposée de toutes ses forces à la naissance de cette entreprise à la fois philanthropique et lucrative, essaya d’abord de la tourner contre nous. N’ayant pas réussi, elle entame aujourd’hui contre les Belges un vertueux procès tendant à établir que ces mécréans préfèrent leurs intérêts propres à ceux de la