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beauté des eaux qui coulent dans notre vallée, toujours limpides, abondantes, entraînées par un mouvement égal et fort, jamais irritées ni capricieuses. Et, si je poursuivais la comparaison, je pourrais dire que son esprit a aussi des rives fleuries, des oasis de verdure où l’on peut s’arrêter et rêver délicieusement, car il est très poète. »

Ces procédés de poète, de conteur primitif, d’épique bourgeois expliquent assez le charme qui se dégage de l’œuvre de George Sand et différencie cette œuvre de celle de tous les romanciers contemporains. Il reste à rechercher par quoi George Sand a marqué son passage dans l’histoire du roman, et ce qui manquerait au genre lui-même si elle ne le lui avait apporté. Or, nous devons en partie à George Sand le roman à thèse ; nous lui devons entièrement le roman rustique, où elle n’a pas eu d’initiateurs et qui est sa création propre. Je n’y insiste pas, puisque aussi bien ce sont là points acquis et sur lesquels tout le monde s’accorde. Ce qui n’est guère moins important, c’est que George Sand a mis dans le roman au XIXe siècle la note de sensibilité féminine qui ne s’y trouvait pas encore, même après Delphine et Corinne. Mme de Staël a l’esprit tout viril : c’est un écrivain penseur ; George Sand avait beau s’habiller en homme : elle était femme jusqu’au bout des ongles. Et les qualités ou les défauts de son esprit sont qualités et défauts de femme. Cette inaptitude à exprimer les idées, cette vivacité de sentiment et d’imagination, ce goût de la noblesse d’âme, cette répugnance instinctive à l’endroit de tout ce qui est vulgaire et bas, cette abondance de style, cette facilité un peu molle, ce naturel réfractaire aux contraintes d’une forme artiste, autant d’effets d’une même cause. Il est singulier que le roman, qui fait à la femme une place si considérable, n’ait été en France au XIXe siècle pratiqué supérieurement que par des hommes. Et il était inévitable que, sur certains points, leur perspicacité se trouvât en défaut. Nous pouvons assez congrûment parler des souffrances de la femme mariée, puisque aussi bien nous en sommes les auteurs. Et la psychologie de la femme coupable fait éminemment partie des attributions masculines. Mais l’âme de la jeune fille nous est fermée. C’est pourquoi, dans cette littérature moderne où il y a tant de femmes et de si diverses, si adorables, si haïssables, si séduisantes et si vivantes, il y a si peu de jeunes filles. Celles qu’on entrevoit dans le théâtre de Musset, on devine que le poète les a rencontrées, qu’elles lui ont plu et qu’il aurait voulu leur plaire. Celles qui peuplent les romans de George Sand, on se rend compte qu’elle les a créées avec le meilleur de son âme, que rien de leur nature ne lui est resté étranger et qu’elle les a fait sentir, parler, agir, comme une