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compris, on se résigne et on recommence. Quand on l’est, on se réjouit et on continue. Là est tout le secret de nos travaux persévérans et de notre amour de l’art. Qu’est-ce que l’art sans les cœurs et les esprits où on le verse ? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons et ne donnerait la vie à rien. » Et ailleurs : « J’ai déjà combattu ton hérésie favorite qui est que l’on écrit pour vingt personnes intelligentes, et qu’on se fiche du reste. Il faut écrire pour tous ceux qui ont soif de lire et qui peuvent profiter d’une bonne lecture. » Admirables principes où il faudra toujours revenir chaque fois que l’art, par une sorte de superstition de lui-même, aboutira à se séparer de la vie, et à écarter le public, pour se contempler lui-même dans sa solitude et dans sa vanité !

George Sand a imprégné le roman français de la poésie qui était en son âme ; elle lui a donné une souplesse, une ampleur, une portée qu’il n’avait pas auparavant ; elle y a chanté l’hymne de l’amour, de la nature et de la bonté ; elle nous y a révélé la campagne et les paysans de France. Voilà plus qu’il n’en faut pour assurer sa gloire. Elle se défendait d’avoir écrit en vue de la postérité : elle prévoyait qu’au bout de cinquante ans elle serait oubliée : il lui suffisait d’avoir fait partager autour d’elle son idéal de poésie. Le fait est qu’elle a pendant quarante années enchanté ses contemporains, mais qu’après avoir plu dans leur nouveauté, beaucoup de ses livres ont déjà cédé à l’épreuve du temps. Qu’importe si de l’ensemble de ses écrits se dégage un pouvoir de séduction qui ne risque pas de s’épuiser, et si quelques-uns du moins de ses chefs-d’œuvre resteront inséparables de l’histoire du roman ? Le triomphe du naturalisme, en faussant pour un temps le goût, a pu détourner une partie du public de la lecture de George Sand : nous sommes aujourd’hui aussi fatigués de la littérature documentaire que dégoûtés de la littérature brutale. De jour en jour, nous en reviendrons à mieux comprendre ce qu’il y avait de « vérité » dans la conception du roman telle que se l’était faite George Sand, et qui peut se résumer dans ces quelques mots : charmer, émouvoir, consoler. La lutte entre les deux tendances réaliste et idéaliste est de tous les temps ; et il y a, entre mille, une raison pour que le roman à la manière idéaliste ne périsse jamais. C’est celle qu’exprimait à merveille George Sand elle-même, quand elle disait à Flaubert : « Tu rends plus tristes les gens qui te lisent. Moi, je voudrais les rendre moins malheureux. »


RENE DOUMIC.