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l’opinion de tout son monde, dans de si basses conditions, — le père inconscient qui n’avait caché à son jeune fils aucun des scandales de ses désordres, — l’incorrigible libertin qu’emportait avant l’âge une maladie provoquée par des habitudes d’ignoble intempérance, s’était rappelé, sur son lit d’agonie, les enseignemens de sa lointaine enfance. Éclairé sur la gravité de son état par la consultation qui avait suivi la visite de Darras et peut-être par l’étrangeté même de cette visite, il avait demandé un prêtre. Il avait été administré. Le laconique libellé de cette lettre de faire-part racontait ce suprême retour, et cette autre phrase : L’inhumation aura lieu dans le caveau de la famille, à Villefranche-d’Aveyron, achevait de donner à cette fin d’un homme avili une dignité dont ses mœurs avaient trop manqué... C’était pour Gabrielle l’allégement d’un si terrible scrupule ! Tant de souvenirs étaient malgré tout réveillés en elle par cette annonce funéraire où son fils figurait et elle pas ! . . . Elle en fut remuée, et d’autant plus profondément qu’elle sentit peser sur elle le regard interrogateur d’Albert. Elle posa la lettre sur la table, au lieu de la lui tendre, et le dîner s’acheva sans qu’elle eût fait la moindre allusion au contenu. Le nom de l’envoyeur, le format du papier, l’encadrement de deuil ne permettaient pas le doute. Darras regardait le large bord noir se détacher sur la blancheur de la nappe. Il y avait pour lui quelque chose d’insupportable dans cette simple feuille de papier dont la matérialité évoquait ce premier mari qu’il avait tant méprisé, tant haï aussi. Il la regardait, cette lettre de mort, tacher de sa souillure sa table de famille, à portée de la main de Jeanne, de l’enfant du second mariage, et il pensait :

— C’est le faire-part de ce misérable. Je ne peux pas en douter. Pourquoi Jardes,qui a toujours été si correct avec moi, l’envoie-t-il à Gabrielle ?... Pourquoi est-elle si troublée ?... La réponse à cette question ne devait lui être donnée que dans la soirée, et après s’être endolori le cœur à cette dure sensation de l’autre ménage, toujours réel, toujours présent. Hélas ! si amère que fût pour lui cette explication qui attribuait le trouble de Gabrielle au rappel d’un odieux passé, ne l’eût-il pas préférée à la véritable ? Ce fut en redescendant de la chambre de leur fille dans son cabinet qu’elle lui dit :

— Je ne t’ai pas parlé à table de la lettre de M. de Jardes. à cause de Jeanne. J’ai toujours si peur qu’elle ne devine ce que