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soupçonnait depuis longtemps cette politique, dont il se montrait fort alarmé. La reconstitution d’une Pologne entre les mains d’Alexandre emportait la renonciation de l’Autriche à la partie de la Gallicie cédée en 1809 et, peut-être, l’échange forcé du reste. Quelles indemnités lui seraient attribuées ? La Gallicie était une bonne conquête, bien accrochée à la monarchie et qui fournissait de bonnes recrues. Les partisans du démembrement de l’ancienne France parlaient de l’Alsace : présent funeste, dont les Autrichiens ne voulaient pas plus en 1812 qu’ils n’en avaient voulu en 1792. La perte même de la Gallicie paraissait peu de chose à côté du péril d’une Russie débordante, aux. portes de l’Allemagne, pesant, sans contrepoids, sur l’Orient. Que servirait d’avoir secoué la suprématie de Napoléon si l’on y substituait celle d’Alexandre ? Celle-là, dorénavant, semblait plus fâcheuse, devenant plus probable. Ajoutez, par l’union des deux monarques, la subordination avérée de la Prusse à la Russie, et, par l’annexion de la Saxe à la Prusse, en échange de Varsovie et de Posen qui passeraient aux Russes, la Prusse au cœur de l’Allemagne, aux portes de la Bohême, menaçant Vienne, prétendant à l’Empire.

Metternich chercha un appui du côté des Anglais, qui n’étaient pas plus intéressés que l’Autriche à établir la suprématie russe sur l’Europe. On couvait alors, à Londres, le projet de fonder, dans la basse Allemagne, un État client, un État hanovrien, qui réunirait Amsterdam et Anvers et formerait barrière contre la France. La conduite de l’Autriche à Prague avait levé les préventions des Anglais. Metternich s’efforça d’obtenir la confiance et d’établir l’entente. L’ambassadeur britannique près de François, lord Aberdeen, âgé de trente ans à peine, était un jeune seigneur, de haute naissance, de grande fortune, de belle tenue ; à défaut de l’expérience des affaires, qui lui manquait entièrement, il possédait le calme, la réserve, jusqu’à la froideur déconcertante. « Un jeune ours, mal léché, » déclara Metternich, au premier abord. Il revint très vite sur cette impression. Mais les entretiens étaient malaisés : Aberdeen ne savait pas l’allemand, Metternich parlait à merveille le français ; mais Aberdeen, qui l’entendait, le parlait avec difficulté. Metternich entendait l’anglais, mais le parlait peu. Ils étaient contraints de converser en deux langues : Aberdeen usant de la sienne et Metternich s’exprimant en français. Il jugea le lord loyal, bien