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projet bien arrêté pour l’avenir : tout est si incertain, de quelque côté qu’on se tourne à l’horizon. Mon cœur, quand j’y regarde, est toujours tourné vers Paris ; pourrai-je lui obéir ? — Nous en causerons à Pâques. Embrassez Olivier pour moi ; remerciez-le des bons souvenirs qu’il m’envoie par la Revue Suisse. Amitiés à M. Bridel, à Clément, à Ch. Eynard, aux Valmore. Les bras sont trop courts, l’espace trop grand et les amis dispersés sont trop nombreux. Mais vous, vous êtes pour moi du petit nombre.

J’embrasse les chers enfans et vous tous. A vous de cœur, chère Madame.


Liège, ce 1er juin 1849.

Très chère Madame,

Votre bonne lettre m’a été bien douce ; j’avais eu grand regret de ne pouvoir vous attendre ce dernier soir, ma pensée est souvent avec vous, avec notre passé. J’y vis très habituellement et, ce qui est bien certain, c’est que jamais je ne m’avise de vivre dans l’avenir. La suprême douceur désormais serait de causer ensemble avec une tristesse calme de ces jours heureux, qui ne le furent pas complètement eux-mêmes, mais qui le deviennent au prisme du souvenir. J’ai dit à Olivier que je ne désespère pas d’être bientôt rapproché de vous, — tout à fait libre, — pauvre et gueux comme à vingt ans. Et peut-être, qui sait ? je ne sais quoi de cet âge me reviendra aussi en même temps que la condition extérieure qui me le rappellera. J’y compte un peu, en vertu de cette incurable faculté d’illusion que gardent tous ceux qui ont été une fois poètes.

Ce qui n’est pas une illusion, c’est le plaisir de se voir, de se retrouver, de jouir mieux de ce dont [on] a été sensiblement privé et d’apprécier désormais bien des choses simples et pures. Croyez bien, chère amie, à la fidélité de mes impressions, de mes pensées reconnaissantes, et à mon culte d’un passé qui ne peut que gagner en moi et se mieux graver chaque jour. Il n’est pas jusqu’à cette vie assez douce, mais si dénuée et que je mène ici, qui ne contribue à me faire mieux sentir ce qu’était pour moi Lausanne, grâce à vous, et combien de ce côté j’ai une secrète patrie. Écrivez-moi quand vous en aurez un mouvement et le loisir : vous êtes sûre de m’apporter une consolation et une joie.

Adieu, offrez mes tendres amitiés à Olivier, à tous les vôtres, et sachez-moi bien à vous de respect et de cœur.