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vers qu’on leur fait entendre. Il faut que j’apprenne à chanter pour faire comme les autres. »

Ce fut bien autre chose quand l’opéra français[1]eut réussi à venir au monde (1671). A peine né, il dut à l’association de Quinault avec Lulli d’être un conseiller de volupté. Tandis que les décors et les danses charmaient les yeux, que les « machines » amusaient par leurs complications ingénieuses, les vers et la musique murmuraient inlassablement, avec la même langueur caressante, que nul être jeune n’a le droit, pour aucun motif, de se refuser au devoir d’amour. — « Cédez, rendez-vous, » chante un chœur d’Amadis. Les treize « tragédies lyriques » données de 1673 à 1686 par Quinault et Lulli sont toutes construites sur ce thème unique. Elles n’expriment que cette seule idée : « Cédez, rendez-vous, » et finissent par tirer une certaine éloquence de leur monotonie. Lorsqu’on les joue au piano[2], faute d’un meilleur moyen de les connaître, on se rend compte qu’en dépit de leur fadeur, cet appel continuel aux sens pouvait produire à la longue, dans l’atmosphère particulière d’une salle de théâtre, une espèce d’entraînement.

Les moralistes s’en étaient aperçus. La violente sortie de Boileau contre l’opéra est dans toutes les mémoires. Nous la trouvons aujourd’hui par trop vertueuse ; elle en est ridicule. Elle s’explique cependant si l’on considère combien il était nouveau de pleurer et d’avoir des attaques de nerfs en écoutant chanter. Etait-ce la« morale lubrique » de Quinault qui agissait ? Etait-ce la nouvelle musique ? Dans les deux cas, l’honnête Boileau était excusable de prendre l’alarme.

La France n’en était pas au degré d’excitation de l’Italie ; nous ne sommes pas assez musiciens pour cela. Dans une mesure moindre, le pays subissait pourtant l’extraordinaire pouvoir du style dramatique. On sait par Mme de Sévigné que, si les salles françaises n’allaient pas jusqu’à « éclater en sanglots, » ou à « suffoquer d’émotion, » plus d’un auditeur, à commencer par elle-même, pleurait silencieusement aux beaux endroits. La mode s’en mêlait, et nous savons de quoi la mode est capable en

  1. Le premier digne de ce nom fut Pomone, de Cambert. On trouvera dans les ouvrages spéciaux en quoi l’opéra français différait de l’opéra italien, et par quel enchaînement de circonstances un Florentin, Baptiste Lulli, en a été le véritable fondateur.
  2. Il a paru un choix des opéras de Lulli, pour piano et chant, dans la collection Michaelis.