tant de personnes à entrer dans ces idées-là, celui qu’elles appellent, un peu dédaigneusement, le « doux » Racine, l’« élégant » Racine, ne paraissait justement ni doux, ni élégant, aux trois quarts du salon très « vieille cour » de la Grande Mademoiselle. Son Pyrrhus leur faisait l’effet d’un « brutal, » sa Phèdre d’une « forcenée. » La « noirceur » de son Néron, ou de son Narcisse, dépassait à leurs yeux ce que l’on peut supporter à la scène. Non pas que les personnages de Corneille ou de ses prédécesseurs n’en eussent fait autant et davantage ; mais leurs brutes et leurs scélérats étaient quand même des « héros, » et cela sauve tout ; ceux de Racine n’étaient que des hommes, de simples hommes qui se servaient de mots « bas et rampans, » d’expressions bourgeoises telles que quoi qu’il en soit, que fais-je, que dis-je[1], et qui ne savaient même pas le sens des mots ; on avait compté dans Andromaque près de trois cents termes impropres.
Racine s’en serait tiré si sa nouvelle poétique n’avait pas été une critique à l’adresse de Corneille. C’était le grand grief ; il obligeait les fervens du vieux poète à condamner quand même l’insolent. Mme de Sévigné, qui ne pouvait pas toujours s’empêcher, quoique « folle de Corneille, » d’admirer Racine et de le laisser voir, se hâtait de se reprendre quand cela lui arrivait. Elle écrivait à sa fille : « Bajazet est beau, » et ajoutait six lignes plus bas, en personne qui a un reproche à se faire : « Croyez que jamais rien n’approchera (je ne dis pas surpassera) des divins endroits de Corneille. » S’étant ainsi mise en règle avec sa conscience, elle revenait à Bajazet pour avouer qu’elle y avait « pleuré plus de vingt larmes (Lettre du 15 janvier 1672), » mais sa lettre lui laissait une sorte de malaise. Deux mois après, elle atténuait encore son éloge de la pièce nouvelle, à qui elle n’accordait plus que « des choses agréables, » et déclarait que Corneille était d’un autre ordre : « Ma fille, gardons-nous de lui comparer Racine, sentons-en la différence. »
La génération de Mademoiselle, presque tout entière, se montrait aussi jalouse que Mme de Sévigné de la gloire de Corneille. A l’admiration inspirée par son génie s’ajoutait la tendresse reconnaissante que nous gardons aux œuvres où survit l’idéal de notre jeunesse. C’est nous que nous aimons en elles,
- ↑ La critique est de Boursault.