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d’ardoise. A l’entour, les panaches verts de nobles groupes d’ar-
bres décorent les pelouses. Clos seulement par des fossés sans
profondeur, en maints endroits comblés, le parc se fond insen-
siblement dans la campagne environnante, monotone avec dou-
ceur. La terre grise, aux maigres récoltes d’avoine et de sarrasin,
alterne avec les taillis de bouleaux, les futaies de chênes, les
étangs endormis dans leur cirque de roseaux… Tandis que fai-
sans et lupins occupaient les chasseurs, les autres invités orga-
nisaient des excursions, ou simplement des parties de tennis.
Un équipage voisin courut le cerf entre Millancey et Romorantin.
Le soir, comme la [saison restait exceptionnellement tiède, la
mode fut de sortir dans le parc, aussitôt le dîner fini. Le parc
devenait alors une sorte de vaste salon galant, où les couples se
dispersaient au gré des sympathies. Le gros Campardon s’isolait
avec Mme d’Ars, délaissée par Apistrol qui affectait de courtiser
Arlette. Madeleine de Guivre traînait à sa suite Christian, Rémi,
Saraccioli. Puis le jeu ramenait tout le monde autour des tables
de bridge et de poker, et, selon l’expression de Campardon, le
tripot fonctionnait parfois jusqu’à deux heures du matin.
La princesse d’Erminge parut des plus enragées, au jeu
comme à la chasse. Apistrol ne la quittait guère, et, comme il
était bon cavalier, — enfant de famille engagé à dix-huit ans,
après des folies, et qui avait été six ans sous-officier instructeur
à Saumur, — leurs après-midi s’écoulaient souvent en prome-
nades à cheval, qu’Arlette ne trouvait jamais assez longues, ni
assez forcenées de vitesse et de danger. La nuit, au jeu, c’était
elle qui faisait les plus fortes différences et exigeait qu’on pro-
longeât le plus tard les parties. Nerveuse, inlassable, elle mé-
ritait l’admiration de Made qui s’écriait :
— Bravo, Arlette ! Te voilà redevenue digne de ma bande !…
Tout le monde, sauf peut-être Jérôme, plus clairvoyant, ad-
mettait qu’elle s’était enfin consolée de son abandon, et qu’Apis-
trol était le consolateur. Le peintre, flatté, souriait dans sa barbe
à la Henri IV, quand on le félicitait. Il n’avouait pas qu’il était,
au contraire, avec la pauvre Martine Lebleu, un des objets sur
lesquels la princesse « passait » en ce moment son excessive
nervosité, et qu’un matin, dans une halte sous bois, s’étant
enhardi jusqu’à vouloir effleurer de sa moustache le cou penché
d’Arlette, il n’avait eu que le temps de parer avec son bras un
coup de badine qui lui eût sillonné le visage.