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un rêve. Pour rendre mon histoire vraiment intéressante, il faudrait commencer par la fin, l’incident dramatique du trajet, quand nous faillîmes être enlevés ou massacrés par une bande de brigands. Mais, grâce à Dieu, à part la culbute du tarentass dans une rivière grossie, quelques Cosaques forcés de prendre pour la première fois un bain en grand uniforme, quelques bras foulés, quelques visages égratignés et un brancard brisé, il n’y eut aucun malheur sérieux. L’attaque eut vite fait de se changer en fuite et la tragédie tourna au comique, à la satisfaction de tous. Afin d’abréger le récit, je donnerai brièvement les faits.

Quand nous arrivons au premier village, les Cosaques expliquent que leurs chevaux ont très soif et qu’il faut faire halte. Ils descendent tous et se précipitent dans l’auberge du bord de la route, me laissant le soin des chevaux. Mais comme je ne vois trace ni de puits ni de seau, je ne puis être d’aucune aide. J’attends un bon moment ; quand mes amis reparaissent, il n’y a pas à s’y tromper : si les chevaux n’ont pas eu d’eau, eux ils ont bu. Bientôt nous atteignons un autre village et la même histoire recommence ; mais cette fois ils ne se donnent pas la peine d’inventer une excuse et ne parlent pas de leurs chevaux. Je n’ai peut-être pas besoin de dire qu’après chaque halte la conversation devient plus animée et les chevaux sont poussés plus furieusement. A la troisième étape, la situation devient inquiétante. La conversation fait place à des chœurs ; des refrains populaires sont chantés crescendo et fortissimo, tandis que le trot modéré des chevaux devient un petit galop. Mon état est désespéré. Je suis impuissant à détourner ces enfans de la nature d’une habitude nationale invétérée. D’ailleurs, ils se conduisent tous bien envers moi et me témoignent un respect absolu ; ils sont seulement très excités. Cela ne fait aucun doute. Ils poussent des cris et des clameurs et agitent leurs mouchoirs rouges tandis que nous poursuivons notre course.

Le dernier hameau passé, quand il n’y a plus aucun endroit pour se rafraîchir avant la station de Moukden, ils proposent un steeple-chase à travers champs jusqu’à la gare. Quelle distance nous couvrons ainsi, je l’ignore, car elle est franchie à une allure dont je n’ai jamais fait auparavant l’expérience. Sur ce terrain accidenté, la course amène des sensations différentes. A travers la prairie, c’est rapide et excitant et je partage tout à