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doubles rangées superposées, avec la monotonie architecturale de son vaste développement, et son fourmillement de petits personnages qui sont des ombres sur l’or uniforme des fonds, ce revers fait songer à ces portes de bronze qui, — depuis celles que décrit Virgile, jusqu’à celles de Ghiberti que Michel-Ange voulait voir pour portes au Paradis, — sont dans l’art italien la forme supérieure de la porte de temple. Le sujet est la suite de l’Évangile, de l’entrée à Jérusalem jusqu’à l’entrée à Emmaüs : le même précisément que, six années plus tôt, Giotto avait illustré à Padoue sur un des murs de l’Arena. Cette comparaison éclaire du jour le plus vif l’originalité et les mérites des deux maîtres. Ce qui frappe chez le Florentin, c’est l’expression dramatique et la concision. Le moment est définitif, le choix parfait, chaque scène portée à son extrême intensité, l’action simple. Le Christ, les deux ânons, quelques figurans, voilà son Entrée à Jérusalem ; sur le Golgotha même, une seule croix, une seule agonie, un seul drame. Duccio, au contraire, cède à l’attrait pittoresque. Sur le Golgotha il nous montrera les trois croix, les curieux, les prêtres, les licteurs, les chevaux bousculant la foule avec leurs croupes, les trois gardes accroupis qui tirent la tunique au sort, la cohue hérissée d’aigles, d’enseignes, de piques, l’éponge au bout du fer de la lance et, parmi tout ce peuple grouillant, riant, criant, blasphémant ou indifférent, le sévère désespoir de la Vierge qui défaille, mais résiste et se tient debout. Ce n’est plus, comme chez Giotto, le pathétique violent du dramaturge, c’est la vraisemblance plus fine du roman. Son Entrée à Jérusalem nous mettra sous les yeux toute une fête populaire. On y découvre les germes de ce qui deviendra la peinture de genre. Elle abonde en détails charmans, qui se suffisent et font tableau : un homme qui se chauffe les pieds devant le feu, une servante qui monte de l’eau à l’étage supérieur, un groupe de voyageurs qui arrivent le soir aux portes d’une ville. Il devient presque indifférent de savoir si l’homme est saint Pierre, si la femme est au service du grand prêtre, si la ville qu’on voit là-bas est une ville de Galilée. Le fait s’évanouit, rien n’en subsiste plus qu’un sens général et très vague, baigné dans une sorte de vapeur d’Evangile, et que chacun est libre d’interpréter à son gré. C’est le charme du « tableau de genre » supérieur, de la Famille du Menuisier ou du Bon Samaritain de Rembrandt : couvres merveilleuses, où le motif n’est presque rien, dont le