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d’une âme bien « moderne ; » et des anthropologues se sont trouvés, — ai-je besoin de le dire ? — pour affirmer en outre que l’amant de Laure avait été un dégénéré épileptoïde, rachetant la hardiesse de son génie par toute sorte de tares, physiques et morales. Enfin le ministre de l’instruction publique, M. Orlando, ayant à parler au nom du gouvernement, devant la maison natale du poète, s’est cru forcé, lui aussi, — dans un discours d’ailleurs très éloquent, plein de belles images et de réflexions ingénieuses, — de sacrifier à la mode nouvelle, en faisant de Pétrarque quelque chose comme l’aïeul des libre-penseurs italiens.


Ce poète fut l’homme le plus libre, l’esprit le plus original de son siècle ; il fut le premier esprit libre et vraiment original de l’âge moderne. Ses yeux, se relevant d’un manuscrit poudreux, ont regardé les choses avec plus de précision et de pénétration ; son cerveau, affranchi de l’entrave des jugemens et des préjugés de son temps, a manifesté un instinct incoercible de domination spirituelle ; et ainsi s’est affirmé et a triomphé l’individualisme… Mais ce n’est pas d’un seul coup que l’homme, fût-il un héros, réussit à couper les fils multiples, secrets, mystérieux, qui le relient au temps dont il est le produit ; il ne saurait lui être donné de se soustraire tout à fait à des croyances, à des traditions, à des idées, vieilles de mille ans. Dans l’esprit de Pétrarque, déjà irradié des éclairs nouveaux, subsistent encore de vastes espaces qu’obscurcit l’ombre de l’âge ancien : d’où des contradictions et des antithèses, un conflit tumultueux de sentimens et de pensées… Ce n’est pas encore la lutte entre la foi et le doute, bien que nous en apercevions déjà mainte trace fugitive ; mais, comme les grands et mélancoliques esprits de notre temps, le poète a profondément senti l’angoisse ineffable de l’âme qui, dans la contemplation assidue de son propre moi, découvre peu à peu le sentiment humain et éternel : déchirement du cœur et supplice de la pensée, inquiétude éternelle des désirs inassouvis, douleur qui consume et qui est une douceur.


A quoi M. Orlando ajoute, dans sa péroraison, que « absolument pareil à Pétrarque fut tout le Trecento italien, ce printemps de l’art qu’admire et bénit le monde civilisé : » ce qui tendrait à faire croire que ce n’est pas seulement Pétrarque, mais son siècle tout entier, qui a été le « premier homme moderne. » Et tout cela, encore une fois, n’a plus rien pour nous étonner, puisqu’il est entendu que tout grand homme, par le seul fait qu’on honore officiellement sa mémoire, doit dorénavant devenir, de gré ou de force, un représentant de la noble lutte des « lumières » contre les « ténèbres. » Mais ce qui est plus surprenant, en vérité, et plus fâcheux, c’est de voir un éminent critique italien, M. Carlo Segrè, dans un ouvrage d’ordre purement