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dessinées avec l’étrange originalité de ce peuple et ornées avec toute la richesse de son imagination. Les deux cercueils prescrits par les anciennes traditions reposent sur des piédestaux, dans l’ombre de hauts baldaquins. Derrière eux marche une personne, enveloppée dans une toile à sac qui rappelle la robe portée sur leurs uniformes par les membres de la confrérie de la Miséricorde en Italie. Les catafalques et les cercueils sont portés sur les épaules de trente-deux pleureurs, qui marchent d’un pas lent et rythmé.

Mais ce n’est pas encore la fin du cortège. Sur de nombreuses chaises à porteurs sont entassés les objets personnels du défunt : ses habits, ses meubles et aussi ses chevaux et ses vaches. Tout cela le suit de manière à pouvoir être brûlé en holocauste près de sa tombe, — mais seulement en effigie, car tout est en papier. C’est là une édition bon marché des anciennes traditions ; ainsi les conservent les générations plus pratiques de l’heure actuelle. Figurées aussi, les pièces d’argent que jettent à la foule les pleureurs à cheval : ce ne sont que de petits disques de papier. Derrière une chaise, une autre chaise. Une armée de porteurs et de domestiques accompagnent les membres de la famille. Toute la tribu est là ; une brigade entière suit à cheval le catafalque dentelé. Tous sont couverts de toile à sac. Le cortège tout entier est blanc, et, lorsqu’il contourne le sommet de la colline, l’effet est unique. Les pleureuses, les monstres, les pleureurs et les gens de la suite, les gigantesques catafalques et la foule immense font un des plus étranges spectacles que j’aie jamais contemplés. Les bannières ferlées, les inscriptions qui se balancent, les ombrelles ouvertes, les lanternes aux sourdes lueurs, tout cela, dans l’obscurité de la nuit, forme le plus étrange arrangement ; et la lumière des torches, l’incendie des petits paquets de jonc et de paille fait courir dans le long cortège des ombres blanches une rouge vibration. Les roulemens de tambours et le bourdonnement des cornemuses remplacent la musique et les pleureuses forment le chœur. Ce lugubre enterrement est en réalité la plus parfaite « danse macabre. »

La pleine lune se lève, lente et majestueuse, derrière les collines, plus pleine qu’à l’ordinaire, comme si elle voulait éclairer la procession fantastique. La mélancolique lumière filtre à travers la nuit et ses rayons d’argent accentuent le caractère fantomatique de la scène.