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anéanti, devenu d’une maigreur et d’une pâleur effrayantes. Elle le quitte pendant des semaines pour accompagner à Bologne son père, qui veut se faire opérer d’une fistule à l’œil. Et voici la dernière lettre qu’elle lui écrit, de Savignano, le 11 mai 1822, c’est-à-dire quand Giulio n’a plus que quelques jours à vivre :


Mon cher mari, Votre lettre du 8 m’apprend que vous n’avez pas reçu celle que mon père vous a écrite avant de quitter Bologne… Je suis très fâchée de vous savoir encore malade. Si vous croyez que mon assistance puisse vous faire quelque plaisir, écrivez-le-moi, et je laisserai volontiers ma chère solitude d’ici pour aller m’acquitter de mon devoir. En tout cas, je vous prie de me tenir au courant de votre santé, et de bien vous soigner. Papa m’a écrit deux lignes de Milan, mais sans rien me dire de l’opinion des médecins sur son mal. Ce silence me tient en grande inquiétude. Demain, sans doute, j’aurai des nouvelles de l’opération : je tremble à cette seule pensée. De tout ce qu’il m’écrira vous serez informé. Tâchez de vous guérir, vous aussi, et croyez-moi votre épouse dévouée, COSTANZA.


Et cependant elle aimait son mari : de cela non plus il ne nous est point permis de douter. Comme elle le dit dans sa lettre à l’abbé Bignardi, « son cœur n’a pas eu de part dans les fautes qu’elle a commises. » Et nous avons la certitude qu’elle ne ment pas, lorsque, jusqu’à la fin de sa vie, elle affirme que sa plus affreuse angoisse ne vient pas autant des accusations élevées contre elle, ni de sa pauvreté et de sa solitude, ni même de ses remords, que de la « torturante pensée » qu’elle n’a plus auprès d’elle le seul homme qu’elle ait aimé, celui qu’elle aime toujours. Qu’on imagine donc ce qu’ont dû être pour elle les dix-huit années qu’elle lui a survécu ! Qu’on se la représente abandonnée de tous, exposée aux reproches continuels de ses parens, réduite bientôt à ne plus même trouver personne qui veuille l’écouter : mais surtout contrainte à protester sans trêve de son innocence, tandis qu’une voix secrète lui affirme qu’elle est coupable, — autrement qu’on ne l’accuse de l’être, mais non moins gravement ! Expiation égale, certes, sinon supérieure, à ce qu’a pu être la faute ; et ainsi une profonde pitié est le seul sentiment que nous laisse, en fin de compte, toute l’histoire des erreurs et des souffrances de Costanza Monti.


T. DE WYZEWA.