Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui garde trop longtemps une robe de dentelles souillées et déchirées. Les toitures à hauts pignons de ses tours sont couvertes de tuiles plates, d’un brun rouge noirci par la mousse ; en s’affaissant inégalement, elles ont formé les bombemens les plus délicats, et Fénétrange semble porter au col ces ruches que les femmes tuyautent avec des fers chauds.

J’ai essayé de reconnaître le château : sa cour intérieure de belle proportion est déshonorée par le fumier, et six familles y étalent leur malpropreté. L’élégante chapelle des sires de Fénétrange est devenue l’étable des porcs, et l’agitation de ceux-ci empêcha que je lusse l’épitaphe de ceux-là.

C’est quand il flotte au ciel des lambeaux de nuages violets qu’il fait bon visiter Fénétrange. Cette atmosphère de deuil est fréquente sur cette région de la Sarre, voisine des landes incultes et des pauvres forêts que l’on nomme la Sibérie alsacienne.


Mes hôtes allaient souvent chasser, fort loin de Lindre-Basse, aux environs de Nieder-Stinzel. Je les accompagnais à cause des vestiges qu’on y voit du château de Géroldseck. Ses pauvres pierres n’ont plus de forme ni d’histoire, mais, par la manière dont les encadre un paysage silencieux et triste, elles hyperesthésient en moi cette rêverie sur l’histoire, cette musique dévie et de mort, cette vue nette de l’écoulement des siècles et de leur dépendance, qui deviennent toute mon âme sitôt que je pénètre en Lorraine.

La ruine repose solitaire sur un tapis de verdure, au centre d’une large cuvette, dont les pentes douces portent des vignes et des bois. Les fossés qu’elle a remplis de ses décombres ne font plus qu’une légère dépression circulaire, où l’on voit briller l’eau comme dans les ornières d’un char. A quelques mètres, l’étroite Sarre coule à pleins bords, au ras de la prairie.

Jamais je ne vins à Géroldseck qu’il n’y eût dans le ciel une traînée de pluie. Les chasseurs partis, je demeurais indéfiniment à écouter cette vaincue, qui peut paraître sans voix et sans mémoire. On ne sait rien de notable sur cette ruine de frontière. Je l’aime comme une belle insensée, comme tels vers insensés qui n’ont pour eux que leur rythme.


Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie…