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Dans ce décor, je me répète que Chopin naquit d’un Lorrain et d’une Polonaise, Hugo d’un Lorrain et d’une Bretonne, Claude Gelée d’une longue suite lorraine. On nous croit l’âme glacée, moqueuse. C’est qu’on nous juge sur la discrétion de notre cœur. Mais un écrivain, un peintre, un musicien, les plus chargés de poésie qu’il y ait en France, et puis Jeanne d’Arc vivent de nos manières de sentir. — Ainsi notre orgueil se satisfait silencieusement à reconnaître que notre eau souterraine alimente les plus fameuses nappes de gloire.

Hélas ! quel malheur, si le flot barbare vient gâter notre mélange gallo-romain, et si le juste dosage que l’infiltration germanique avait respecté, maintenu pendant quatorze siècles, doit être vilement chargé de barbarie !

Quand je pense à la tour de Géroldseck, à Fénétrange, à Marsal, à Phalsbourg, — petites villes rondes, cernées dans leurs remparts, qui ne sont guère plus hauts que la margelle d’un puits, — je les vois vraiment, ces forteresses lorraines, comme des puits qui plongent dans le passé. Si loin que j’aille puiser, que ce soit dans la pure cité gallo-romaine ou dans le château féodal, dans la forteresse de Vauban ou dans la citadelle française du XIXe siècle, je trouve le goût latin mêlé d’une proportion infime d’allemand. Or, voici qu’on veut empoisonner, combler ces antiques sources de ma race.


II. — LÉGITIMITÉ DE LA FAMEUSE MÉFIANCE LORRAINE.

J’étais venu à Lindre-Basse sans un projet précis d’études. Mais après deux semaines que je me prêtais aux mortelles tristesses du paysage, je fus nécessairement conduit à observer la guerre que la France et l’Allemagne, la tradition latine et la tradition germaine, se livrent éternellement dans cette « marche. » Depuis la maison de mes hôtes, je voyais le flot d’outre-Rhin tout envahir et tout ruiner. J’essayai de me soustraire à cette dépression française générale et aussi de sortir du vague, en rassemblant des petits faits significatifs.

Au début de l’année 1900, le gouvernement impérial a substitué au code civil français, qui régissait depuis un siècle l’Alsace-Lorraine (et aussi les pays allemands sur la rive gauche du Rhin), un ensemble de dispositions communes désormais à toute l’Allemagne. Je me proposai de rechercher si cette