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accent messin. Malheureusement, mon homme était Alsacien. Le Sourd nous interrompit pour savoir si j’avais fait « une bonne récolte. » (Mon Dieu ! comment l’admiration de quelques gardes-chasse peut-elle donner aux jeunes nobles une si sûre confiance en eux-mêmes ? ) Je lui répondis que je venais de me documenter sur la situation des femmes :

— Les races du Nord, ajoutai-je, n’ont pas au même degré que nous l’idée de la supériorité du mâle. Aussi je ne m’étonne point si le nouveau code allemand a tâché de favoriser les femmes ; mais le curieux, c’est qu’au dire du notaire que je quitte, il aboutit involontairement à les desservir.

— Vous causiez de femmes ! Eh bien ! votre tabellion vous a-t-il dit que les Prussiens les font fuir ? J’ai battu toute la ville sans rien voir que de vieux.

— Vous avez raison, observa le jeune Alsacien, les jeunes filles d’ici, qui sont d’ailleurs d’un type très sympathique, quittent toutes le pays ; elles vont chercher des places en France. Le plus souvent, elles commencent par Nancy, d’où elles gagnent Paris.

J’ai remarqué cent fois que Le Sourd ne peut pas supporter qu’on lui explique quoi que ce soit. Il porte partout une vanité de sportsman. Sur toutes choses, il prétend régler, protéger et trancher. — C’est une disposition, d’ailleurs, que l’on peut utiliser pour se faire servir par lui. — Entre deux bouffées de cigarette, il décida que les jeunes filles lorraines avaient raison de partir.

— Grosse question, dit l’Alsacien, car beaucoup d’entre elles glissent nécessairement dans la prostitution.

J’approuvai cette réplique et, sur de vagues indices, jugeai que c’était l’heure de rompre les chiens. Je sortis une seconde pour avertir le chauffeur d’allumer ses phares. Quand je revins, Le Sourd déclarait, qu’il vaut mieux être une bonne fille à Paris que de faire des enfans prussiens en Alsace-Lorraine. Et comme nous protestions, il nous punit en élargissant encore sa pensée :

— J’estime plus, quoi qu’il advienne d’eux par la suite, les pauvres b… qui passent la frontière que les renégats qui, palpeur de la Légion étrangère, portent le casque à pointe.

Le jeune inconnu se leva. Avec une émotion fort touchante et sans geste ridicule, il dit :

— Je suis un bon Alsacien. Dans huit jours, j’entre à la caserne à Strasbourg. Monsieur, je dois vous demander de