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articles du code, pour faire sauter la vieille et solide construction française en Alsace


Le frère de Mme d’Aoury, M. Pierre Le Sourd, me conduisait lui-même dans son automobile. A voir comme il menait vite, n’admettant pas que les voituriers ou les troupeaux le retardassent d’une seconde, on eût cru que ce jeune homme de vingt-huit ans courait à un plaisir. En réalité, les séances chez les tabellions l’ennuyaient. Je pourrais dire qu’elles l’irritaient. Et sur mon éternelle question : « Pensez-vous, monsieur le notaire, que votre nouveau code puisse entraîner une modification dans les mœurs ?… » il ne manquait jamais de couper au court avec un air et sur un ton de chef :

— Laissez donc tout cela, mes chers messieurs. La question, c’est simplement de savoir si vos gars sont disposés à prendre leurs fusils de chasse ou même leurs fourches quand arrivera le coup de chien.

La première fois, il me fit plaisir, car j’aime que les personnes irréfléchies aient du moins un naturel généreux ; mais, à la longue, il m’excéda. J’avais déjà tant de mal à desserrer un peu la bouche de mes notaires, triplement cadenassés par la discrétion de leur charge, par la méfiance de leur race, et par leur prudence de vaincus ! Je fus enchanté quand ce sympathique et insupportable casse-cou refusa de passer les portes où il continuait pourtant de me conduire.

Si je suis reconnaissant à mon compagnon de m’avoir montré le pays à toutes les heures de l’automne et jusque dans les petites villes les plus délaissées, je lui ai plus d’obligation encore pour une scène où il fut absurde, mais qui m’a fait toucher la légitimité de la fameuse méfiance lorraine. Grâce à Pierre Le Sourd, je sais, ce qui s’appelle savoir, que sur notre pays de marche continuellement écrasé, ce soi-disant défaut est la condition même de notre existence.

Un soir, j’étais à Marsal. Après avoir longuement causé avec le notaire, je regagnai l’auberge. Le Sourd fumait des cigarettes, debout, contre le poêle ; dans un coin, un jeune homme, penché sur une table, auprès de sa bicyclette, étudiait une carte. Je demandai à cet étranger quelques renseignemens, non point que j’en eusse besoin, mais c’est pour moi, j’avoue cette puérilité, un plaisir triste et voluptueux, une poésie d’entendre le doux