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Le mercredi matin, réunis tous quatre autour d’un feu de bois dans un salon du rez-de-chaussée, nous attendions M. Ehrmann qu’une voiture du château était allée attendre à la gare. Heureux d’une bataille, Le Sourd et ses deux témoins s’ébrouaient comme s’ils étaient nés pour mordre et pour déchirer ; ils s’amusaient à se porter à tour de rôle dans leurs bras et faisaient mine de se jeter par la fenêtre.

— Pierre, disaient-ils, j’espère que tu vas lui donner un joli coup d’épée à ton Allemand querelleur.

Je fus enchanté, quand le bruit des roues sur le gravier du parc les interrompit.

Selon le désir de Mme d’Aoury, je reçus au perron M. Ehrmann. A ma grande surprise, il n’avait avec lui qu’un seul ami. Il me le présenta.

— M. le docteur Werner… Le second témoin sur qui je comptais, est depuis deux jours dans la montagne ; on n’a pas pu le rejoindre… Vous vouliez le secret, je n’ose m’adresser à personne d’autre… En Alsace-Lorraine, c’est une des tristesses, nous sommes obligés de nous défier. Mais vous avez bien, ici, quelque jardinier sûr, un ancien soldat…

— Pardon ! lui dis-je, c’est pour moi que vous vous êtes mis dans cet embarras ; si vous y consentez, j’aurai l’honneur de vous assister.

Je conduisis M. Ehrmann dans ma chambre, et les quatre témoins se réunirent.

Quand les chances étaient déjà fort minces pour une solution pacifique, une circonstance vint tout aggraver. Les témoins de Le Sourd déclaraient que leur ami n’avait pas pu vouloir offenser M. Ehrmann, dont il ignorait la situation militaire ; qu’il s’était borné à formuler une opinion générale, — la sienne, c’est vrai… Là-dessus, M. Werner interrompit. Il s’écria qu’il avait fait son temps de soldat à la caserne allemande et que l’opinion de M. Le Sourd, parfaitement injustifiée, offensait tous les Alsaciens. — Si nous ne voulions pas d’un second duel, il fallait hâter le premier.


C’est parfois plus désagréable d’assister un ami que de se mettre en ligne. Celui qui va sur le terrain pour son propre compte n’a pas le temps d’avoir de l’imagination. Et s’il déteste son adversaire, il tient, ou tout au moins il cherche un magnifique plaisir.