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alsaciens-lorrains, et j’avais admiré chez un jeune homme qui, de naissance, semblait être autoritaire, voire brutal, le pouvoir de comprimer ses premiers mouvemens. — C’est un pouvoir que développe, je crois, depuis trente ans, l’atmosphère des pays annexés. — Elle vit enfin qu’il fallait mettre M. Ehrmann sur l’Alsace. Comme tous ses compatriotes, il était grand promeneur. De quel air convaincu, en hygiéniste, en patriote et en poète, il disait le bonheur de marcher sous les arbres, les arbres et toujours les arbres, par d’interminables sentiers, quand les feuilles sont mouillées et que bien couverts nous nous sentons incapables de fatigue ! Mme. d’Aoury, qui jamais ne sortait du parc, sinon, très rarement, pour une heure de voiture, assura que ces marches-là seraient son rêve.

Au sortir de table, il nous fit un véritable cours sur les châteaux des Vosges. J’essayai d’indiquer qu’en Lorraine, à défaut de burgs féodaux, nous avions quelques jolies propriétés. Elles devaient plaire à Mme d’Aoury infiniment plus que les ruines du XIIe siècle. Mais elle ne voulait entendre que M. Ehrmann et les choses de l’Alsace.

Etait-ce bien la même personne qui trois jours avant me disait : — « Ah ! monsieur, comme je m’ennuie dans votre « Est ! » — « Tant que cela, madame ? » — « A braire, monsieur, à braire. » Et comme elle était étendue sur cette même chaise longue, elle avait simulé un immense bâillement, qui m’avait permis de voir ses trente-deux dents intactes jusqu’au fond de sa gueule rose. Oui, c’est bien « gueule » qu’il faut écrire pour rendre sensible cette divine impression d’animalité jeune…

Maintenant elle nous reprochait de ne l’avoir pas conduite à la Hoh-Kœnigsburg et à Sainte-Odile. Elle aurait gravi les montagnes, accepté les auberges… Soit ! Je l’admirais trop pour gêner cette hypocrisie, qui n’était d’ailleurs que la magnifique mutabilité de son âme.

Depuis longtemps, les hôtes habituels de Lindre-Basse étaient rentrés dans leurs paisibles chambres. Depuis longtemps les témoins et moi demeurés au salon nous nous taisions, nous digérions, nous pensions à nos affaires, que Mme d’Aoury et M. Ehrmann gardaient encore la même énergie pour célébrer la beauté, la santé et la suprématie de l’Alsace. Je crois que les deux Parisiens étaient un peu froissés. Tout ce que nous obtenions de temps à autre, c’était qu’elle nous invitât à la servir,