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d’un casque à pointe. Je demeurais dégoûté de Le Sourd, mais j’avais perdu mon premier zèle pour mon client.

Je continuai mon livre. Les notes que j’avais recueillies chez les notaires lorrains se rapportaient surtout à la vie rurale. Elles montraient un effort conservateur et aristocratique pour reconstituer les autorités sociales, notamment par des libertés de tester, et une tendance à rétablir la vie provinciale, en laissant certaines initiatives à des groupemens (syndicats agricoles, caisses de crédit agricole). Mais, d’autre part, je voyais que le despotisme de la Prusse met des obstacles, en Alsace-Lorraine, au jeu des institutions qui servent la prospérité des autres provinces de l’Empire. Pour continuer mon enquête et mieux soupeser les chaînes des vaincus, au printemps de 1903, je vins à Strasbourg.

J’arrivai à la fin d’une très belle journée, et, tout de suite, j’allai déposer mes lettres d’introduction chez des juristes et des industriels. Je parcourus ainsi plusieurs fois ce fameux trottoir de gauche, qui va du Broglie à la place Gutenberg et qu’ornent les magasins les plus luxueux de la ville. Ce qui frappe nécessairement un étranger dans ce coin de Strasbourg, où, de cinq heures à huit, la foule est la plus élégante et la plus épaisse, c’est la morgue des innombrables officiers. Comme ils marchent raides et droits, sans se déranger, fût-ce pour les femmes ! Quelle magnifique tenue sans aisance ! Quel orgueil sans gentillesse ! Ce sont des gens de caste, mais surtout des vainqueurs sur le sol de leur victoire. Constatation qui réconforte un Français plus qu’elle ne l’attriste, car il voit avec plaisir qu’après trente-trois ans, ces beaux soldats demeurent des maîtres étrangers.

Au milieu de la ville, au-dessus des vicissitudes, la noble cathédrale veille et demeure ; sa continuité me rassure contre des couleurs éphémères ; elle est, au-dessus des passagères puissances germaines, une haute pensée de chez nous, le témoignage d’une conception d’ordre et de beauté, fleurie d’abord dans le bassin de la Seine.

J’allai de la cathédrale à l’Université. Ses vastes bâtimens m’inquiétaient autant ou plus que les casernes. La pensée germaine ne s’arrête jamais de faire la bataille. Ne peut-elle pas ruiner ce qui reste de la France dans nos anciens départemens ? Les professeurs ne valent-ils pas pour discipliner des âmes sur