Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/35

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui ces officiers arrogans n’auraient, je le crois, aucune prise ? Mes études autour du nouveau code m’avaient obligé à reconnaître certaines puissances de la raison allemande, et, comme il arrive si nos facultés sont ébranlées par une émotion, ma promenade solitaire dans Strasbourg me laissait sentir, avec une extrême force, l’embarras de cette nation alsacienne à qui l’on propose de choisir entre deux idéals. Tout d’un coup, je pensai à M. Ehrmann, comme à un navigateur perdu sur la vaste mer. De nouveau, je le jugeai un personnage énigmatique. Dans quelle mesure était-il Français ou Allemand ? Et tous les jeunes bourgeois d’Alsace-Lorraine, les dirigeans de demain ? J’eus envie de voir le monde des écoles.

J’appris à mon hôtel que, le samedi, les étudians passaient volontiers la soirée, avec leurs maîtresses, dans un café-concert nommé les Variétés.

J’y entrai vers neuf heures.

Comme je traversais les couloirs, un grand diable de jeune homme à casquette et à cicatrice, un Allemand pour sûr, aborda tout auprès de moi l’agent de police et lui dit :

— Il y a dans une loge un individu qui fume à la dérobée. Je suis assesseur. (C’est-à-dire qu’il avait fait sa quatrième année de droit.) Je veux que la loi soit obéie.

Une telle démarche est fondée en raison ; elle peut se défendre du point de vue social, et je m’en chargerais, puisqu’il y a Pascal, qui, en dénonçant et poursuivant le frère Saint-Ange, agissait à peu près comme ce jeune légiste, mais, tout de même, je fus rempli d’un vif dégoût, d’un dégoût si excitant qu’il atteignait à l’allégresse.

Je pris place. Sur la scène, une chanteuse disait en français « Les petits cochons, » et tout autour de moi le parterre applaudissait furieusement, tandis que le balcon huait. Une Allemande succédant à la Française, les huées et les bravos changèrent d’étage. D’où je conclus que les spectateurs se groupaient par nation et que j’étais assis en France. J’avais pour voisin de fauteuil un fort beau gaillard, très massif et placide, un blond à la peau blanche et à l’œil bleu. Il s’occupait avec amitié de sa maîtresse. A cela on reconnaissait un brave garçon. Il me dit avec orgueil qu’il était un Haut-Rhinois, de l’Alsace où l’on boit du vin. Puis il commença de me signaler avec son doigt tendu les grossièretés des Allemands.