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agent voulait entraîner. Mais un jeune homme saisit et tordit les bras du policier et commença de crier :

— Pas toi ! File ! file !

Je compris bien ce qu’il voulait dire, que le cas d’un volontaire serait particulièrement grave. M. Ehrmann hésita, puis disparut.

Son sauveteur moins heureux resta aux mains des agens. Et l’un d’eux lui disant :

— Tenez-vous tranquille, espèce de voyou !

— Comment, moi, un voyou ! répliquait-il, je suis le fils du maire de T*** et je vous défends bien de m’insulter.

On le traîna au poste, avec une dizaine d’autres. L’importance que ce jeune homme paraissait attacher à sa qualité sociale, en me réjouissant, me délivra de mon excessif enthousiasme. Nul doute, me disais-je, que monsieur le fils du maire ne soit en ce moment vigoureusement passé à tabac. Mais je vis, au scandale de quelques personnes, qu’il n’avait pas invoqué un titre sans poids, et l’on m’assura que ces jeunes gens, sitôt leur identité constatée, allaient être relâchés, sans que la police leur rendît un seul des coups qu’elle avait reçus.


Les journaux, le lendemain, parlèrent négligemment d’une rixe d’étudians. C’est aujourd’hui le système officiel de ne rien laisser transpirer qui puisse donner des doutes sur la germanisation du pays. On veut en haut lieu qu’il n’y ait plus de question d’Alsace-Lorraine.

L’incident m’avait ému, plus qu’il ne semblera peut-être raisonnable. Mais il s’agit bien de raison ! C’est la déraison de ces jeunes soldats attardés qui éveillait mes sympathies fraternelles. Je me souvins d’une lettre que j’avais pour un professeur de droit de l’Université. Il me reçut avec une extrême obligeance ; je lui parlai, comme par hasard, de cette bagarre.

Il n’y voyait que de l’effervescence de jeunesse. Grâce à leur orgueil, les Allemands d’origine peuvent vivre en Alsace, où ils ne fréquentent aucun indigène, sans soupçonner cette insoumission dont le hasard m’avait permis de surprendre un flagrant délit.

Comme ce professeur connaissait l’objet de mes travaux, il ne s’étonna point que je le questionnasse sur les conséquences judiciaires encourues par ces étudians.