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Nouveaux ricanemens. Puis, tout d’un coup, un cri de détresse. Un homme, du balcon, c’est-à-dire d’une hauteur de trois à quatre mètres, venait s’abattre sur nous tous. L’Alsacien avait précipité l’un des Allemands.

On eût dit qu’il avait fâché une ruche. Toute la salle tournoya, les Allemands courant pour assommer l’audacieux et les Alsaciens pour le soutenir. Quelle mobilisation ! Ah ! ce fut rapide pour que les deux nations se reconnussent et se classassent !

Deux vagues agens essayant d’intervenir, par la même occasion on leur tapa dessus. Derrière les loges et sur l’escalier, la bataille fut magnifique. Elle parut défavorable aux Allemands. Ils se replièrent peu à peu vers la sortie. Dans une sorte d’élan héroïque, les jeunes descendans des Celto-Romains balayaient la horde germaine.

On est toujours émerveillé du peu de dégâts tragiques que font ces grandes luttes sans armes. C’est qu’on se bat dans une épaisse cohue qui fait comme de l’étoupe.

Les Allemands d’abord expulsés cherchèrent à rentrer, mais ils étaient empêchés, parce que le scandale ayant interrompu le concert, chacun se pressait pour gagner la rue. Moi-même, j’allais y atteindre, quand soudain, du dehors, un gigantesque Poméranien bouscula les choses et les gens, empoigna et leva le fauteuil classique, en velours grenat, de la caissière qui fuyait en hurlant, brisa dans son effort le lustre du plafond, et, sous une pluie de verreries, précipita l’énorme meuble sur trois jeunes guerriers alsaciens, qui, seuls, dans l’écart de tous, lui barraient le passage. L’un d’eux s’abattit. Le furieux allait redoubler, mais un héros le surprit d’un bond prodigieux, lui mit au cou les deux mains et roulant à terre avec lui, sous une volée de coups de canne, s’efforça consciencieusement de l’étrangler.

J’eus un cri d’admiration. Qui venais-je de reconnaître ? Mon jeune client de Lindre-Basse, M. Ehrmann. Ah ! par exemple, qu’il fût officiellement au service de l’Allemagne et, dans le privé, un volontaire de la France, qu’il parût l’avant-garde germaine et se conduisît comme une arrière-garde française, j’en fus enthousiasmé, et, ma foi, comme toute ma « nation, » je m’élançais pour le dégager, quand, du fond de la salle même (où sans doute ils avaient pénétré par la scène), les agens de police survinrent.

Nous fûmes tous jetés dehors. Je vis M. Ehrmann qu’un