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même mis autrefois, dans ses premiers livres, d’agréables descriptions et quelques caractères vigoureusement dessinés[1], on sent qu’il s’est désormais tout à fait dégagé de son ancien souci de sacrifier à la « littérature. » Tout l’attrait, tout le mérite des deux romans ne tiennent qu’à leur sujet, à l’invention de l’intrigue principale et des épisodes qui s’y entremêlent ; et je me bornerai donc à exposer les deux sujets aussi fidèlement que possible, laissant au lecteur le soin d’en apprécier l’intérêt et la nouveauté.


John Chilcote est un jeune député conservateur à la Chambre des communes. Riche, beau, éloquent et spirituel, marié à une femme charmante, il a malheureusement un vice dont aucun effort ne parvient plus à le délivrer : le pauvre garçon est morphinomane. Si bien que, sous l’influence toujours plus déprimante de la morphine, il en est venu à craindre et à détester toutes les obligations de sa vie. Les séances du Parlement, les dîners et soirées où il se trouve forcé d’assister, l’administration de sa fortune et les intérêts de ses électeurs, tout cela lui pèse plus lourdement de jour en jour, sans qu’il ait le courage d’y renoncer, une fois pour toutes, et de reprendre sa liberté. Or voici que, un soir, en revenant de la Chambre, il rencontre sur son chemin un homme misérablement vêtu qui, par un hasard tout à fait étrange, lui ressemble, et non point comme peuvent se ressembler deux frères jumeaux, mais trait pour trait, comme un autre lui-même, avec une identité absolue de figure, de taille, de voix et d’accent, de port, d’expression, d’habitudes extérieures. Ce personnage lui dit son nom, John Loder, lui donne l’adresse du taudis qu’il habite, et lui raconte sa désolante histoire : né d’une bonne famille, la ruine de ses parens l’a contraint à quitter l’Angleterre sans avoir pu achever ses études à l’université ; maintenant, de retour à Londres après une longue absence, ne connaissant personne, n’ayant point l’audace nécessaire pour se pousser dans le monde, et d’âme trop fière toutefois pour s’abaisser à mendier, il vit d’obscures besognes maigrement payées. Et les deux hommes se séparent, après cette rencontre d’un instant ; mais quand ensuite Chilcote se retrouve aux prises avec les exigences de sa situation, — c’est-à-dire quand il est forcé de donner des ordres à ses domestiques, de diriger le travail de son secrétaire, d’accompagner sa femme de salon en salon, de suivre les débats de la Chambre des communes, — sans cesse la

  1. J’ai rendu compte de l’un de ces romans de M. Hall Caine, dans la Revue du 15 octobre 1897.