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de La Fayette étaient de tout point inexactes, et, pour le convaincre, il lui mit sous les yeux la dépêche de Haguenau. Fouché, très vraisemblablement, était tout convaincu en venant à Neuilly ; il suspectait de beaucoup d’optimisme le rapport des plénipotentiaires et il n’y attachait sans doute d’autre importance que celle d’un nouvel argument à invoquer dans la discussion. Toutefois, il résistait encore, s’appuyant sur l’hostilité du populaire, l’opposition des Chambres, les divisions de la garde nationale. Pour en finir, Talleyrand lui dit que le Roi l’avait nommé ministre de la Police et lui remit l’ordonnance. Ce fut un changement à vue comme dans les féeries du Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Il n’y eut plus de La Fayette, d’opinion publique, de Chambre, de Commission de gouvernement, de garde nationale. Il n’y eut plus que Son Excellence le duc d’Otrante, ministre de Sa Majesté très chrétienne.

Aussitôt Fouché détermina et exposa à Talleyrand les mesures qu’il comptait prendre le lendemain : lettre de la Commission de gouvernement au Roi pour lui annoncer qu’elle se regardait comme dissoute ; message de la Commission aux Chambres pour déclarer sa dissolution ; dissolution de la Chambre ; enfin, et ceci regardait le Roi, remplacement de Masséna par le général Dessolles comme commandant en chef de la garde nationale. Fouché, en veine d’inspiration, écrivit même sur-le-champ la minute de la lettre que la Commission était censée devoir adresser à Louis XVIII[1]. Cela fait, on alla dîner, et, au sortir de table,

  1. La lettre que Fouché soumit ce soir-là à Louis XVIII était post-datée : 7 juillet, et était censée adressée au Roi par le duc d’Otrante comme président et au nom de la Commission de gouvernement. Après ce préambule : « La réponse de Votre Majesté ne laisse plus aux membres du gouvernement d’autre devoir à remplir que celui de se séparer, » Fouché, prenait la parole personnellement et, « pour l’acquit de sa conscience, » exposait les sentimens des Français, leur attachement à leurs droits, leur passion pour la liberté. Il faisait ensuite le procès de la première Restauration en en attribuant toutes les fautes au parti de la Cour. « Tout le monde sait que ce ne sont ni les lumières ni l’expérience qui manquent à Votre Majesté. Elle connaît la France et son siècle, elle connait le pouvoir de l’opinion, mais sa bonté lui a trop souvent fait écouter les conseils de ceux qui l’ont suivie dans l’adversité. » Il concluait ainsi, reprenant la parole au nom de la Commission : « Nous vous en conjurons, Sire, daignez cette fois ne consulter que votre propre justice et vos lumières… »
    Cette lettre où les formes courtisanesques tempéraient la hardiesse des conseils était fort habile. D’une part, elle satisfaisait Louis XVIII en témoignant la soumission de plein gré du gouvernement de fait au gouvernement de droit et en constatant implicitement que les Alliés n’étaient point intervenus dans cette transmission du pouvoir. D’autre part, elle devait excuser aux yeux des libéraux la nouvelle volte-face de Fouché. S’il devenait ministre du Roi, il ne semblait point renoncer pour cela aux principes constitutionnels ; c’était même dans le dessein de les faire triompher qu’il acceptait un ministère. Enfin (car même lorsqu’il s’agit de Fouché, il ne faut pas faire l’homme pire qu’il n’est), le duc d’Otrante pouvait espérer que ses conseils feraient en un pareil moment quelque impression sur Louis XVIII et le détourneraient plus ou moins de l’esprit de réaction. C’était l’intérêt du pays, de la monarchie, et par conséquent de Fouché lui-même puisqu’il était ministre du Roi.
    Fouché ne parla pas à ses collègues de cette lettre qu’ils étaient censés avoir écrite. Mais il fit insérer à leur insu dans le Moniteur du 8 juillet, une note ainsi conçue : « La Commission de gouvernement a fait connaître au Roi, par l’organe de son président, qu’elle venait de se dissoudre. » (Cette publication motiva une réclamation des membres de la commission (à Fouché, 8 juillet. Papiers de Carnot), qui resta non avenue.) La lettre même ne fut pas publiée, mais il en circula clandestinement des copies qui produisirent sur l’opinion l’effet cherché par le duc d’Otrante. Le texte qui en est donné dans le Supplementary Dispatches of Wellington (X, 669) ne semble pas être celui qui fut soumis au Roi le 6 juillet. Il est probable que, le 7 juillet, Manuel revit cette lettre et la modifia dans un sens plus énergique.
    La vive irritation de Wellington, de Pozzo, et du parti royaliste contre Fouché eut pour cause non point, comme on l’a dit, sa lettre au Roi, mais son message du 7 juillet aux Chambres dont il sera parlé plus loin.