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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/508

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On crie, on chante, on s’embrasse, « on pleure de joie. » Dans le jardin, de belles dames en belles toilettes prennent par la taille des Anglais et des Prussiens et les entraînent à la danse. Elles valsent, elles polkent, elles font des rondes en chantant : Vive Henri IV ! et le refrain à la mode : Dieu nous rend notre Père de Gand ! et un bon royaliste s’écrie : « Les Parisiens sont comme le roi David ; ils dansent devant l’arche. » Le soir, la ville est illuminée, on a peine à circuler sur les boulevards en fête : les théâtres sont remplis. Sans penser à la cruelle ironie, le Moniteur ne craignit point d’imprimer le lendemain : « Les étrangers, témoins de ce beau spectacle, ont reconnu le caractère français sous ses traits véritables. » Le capitaine Mercer, de l’artillerie anglaise, nous jugeait moins sévèrement. Il écrivit dans son journal : « Je ne puis croire que des Français soient si heureux de leur défaite. »


V

Dès le lendemain, on déchanta. Le Roi était aux Tuileries, mais Paris était sous l’autorité prussienne. « — Moi et Wellington, disait Blücher, nous sommes les seuls maîtres. » Et il pensait qu’il était plus encore « le maître » que Wellington. Pour lui, le Roi n’existait pas. Quand Louis XVIII était rentré en pompe, la voiture royale avait dû passer dans la cour des Tuileries, transformée en bivouac, sur la paille et le fumier des chevaux d’artillerie. Les Prussiens n’avaient pas pris les armes, les factionnaires n’avaient même pas rendu les honneurs. Si les pionniers de Blücher eussent été plus diligens ou plus habiles, Louis XVIII aurait eu comme feu d’artifice, pour sa première soirée dans son palais, l’explosion du pont d’Iéna. Blücher trouvait que ce nom sonnait mal ; il avait donné l’ordre de faire sauter le pont. L’article 11 de la capitulation portait : « Les propriétés publiques seront respectées. » Mais Blücher y avait fait ajouter : « sauf celles qui ont rapport à la guerre. » Il y avait un Escobar en ce capitaine. Par cette cauteleuse restriction, il entendait rester libre de détruire tous les monumens dont le nom ou l’origine rappelait des victoires françaises : le pont d’Iéna, le pont d’Austerlitz, l’arc de triomphe du Carrousel, l’arc de triomphe de l’Etoile qui s’élevait déjà jusqu’à l’imposte, et la colonne de la Grande Armée.