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Les travaux de mine avaient commencé le jour même de l’entrée des Prussiens. Talleyrand venu secrètement à Paris fut instruit de ces préparatifs. Il s’empressa d’écrire un billet au comte de Goltz, ministre de Prusse, qui le transmit à Blücher, à Saint-Cloud. Le vieux maréchal y fit cette réponse digne de mémoire : « Le pont sera détruit, et je souhaite que M. de Talleyrand vienne s’y installer préalablement. »

Il est présumable que Goltz ne communiqua point à Talleyrand la lettre de Blücher, mais il lui fit savoir le résultat négatif de la réclamation. Le lendemain, Talleyrand en instruisit le Roi. Celui-ci écrivit de sa main et donna à son ministre, pour en faire tel usage qui conviendrait, une lettre dont les derniers mots sont : « Quant à moi, s’il le faut, je me porterai sur le pont ; on me fera sauter si l’on veut[1]. » Belle parole, mais d’un héroïsme sans risques. Louis XVIII ne pensait en aucune façon à se faire porter sur le pont d’Iéna, et, l’engagement pris l’y obligeât-il, il savait bien que les Prussiens s’opposeraient à sa tentative. Cette lettre n’avait donc que la valeur d’une très noble protestation et non celle d’un acte.

Talleyrand, sans doute, montra l’autographe royal à Wellington[2], qui intervint auprès de Blücher à trois reprises, par

  1. Louis XVIII à Talleyrand, samedi (8 juillet dix heures du soir), lettre entièrement autographe reproduite en fac-similé dans les Mémoires de Talleyrand, I, 32.
    Cette lettre ou plutôt la phrase essentielle de cette lettre (car la lettre même n’est connue que depuis la publication des Mémoires de Talleyrand), a suscité des controverses. Des historiens l’ont niée. Selon Beugnot, c’est lui-même qui suggéra à Talleyrand de dire que le Roi irait plutôt se placer sur le pont ; mais Talleyrand ne goûta point d’abord l’avis, et ce fut seulement quand l’affaire fut terminée qu’il s’avisa d’attribuer le mot à Louis XVIII, lequel en accepta l’honneur sans aucun scrupule.
    Désormais on ne saurait plus douter que la lettre ait été écrite. Peut-on admettre qu’elle l’a été après coup, pour donner corps à la légende qui se créait sur « l’héroïsme de Louis XVIII ? » A première vue, le texte des Mémoires de Talleyrand où elle est datée, par erreur de l’éditeur sans doute, samedi 15 juillet, le donnerait à croire. Mais l’hypothèse est hasardeuse. Il n’est guère possible qu’un roi de France ait commis, de gaité de cœur, cette espèce de faux. En fait, quel intérêt Louis XVIII y aurait-il eu puisque cette lettre ne fut point publiée et resta enfouie soixante-dix ans dans les papiers de Talleyrand ? Ce qui pourtant déconcerte un peu, c’est que, s’il est question des paroles du Roi dans les journaux et les écrits du temps et dans les Mémoires des contemporains, il n’y est pas fait la moindre allusion dans les lettres échangées ces jours-là entre Talleyrand, Wellington, Blücher, Goltz. — Quoi qu’il en soit, il n’est pas vrai de dire que la lettre du Roi sauva le pont d’Iéna, puisque cette lettre fut écrite le 8 juillet et que les travaux de mine continuèrent jusque dans la nuit du 10 au 11 juillet.
  2. C’est du moins très supposable, car puisque la lettre avait été écrite, c’était apparemment pour que l’on en fit usage. Toutefois, comme je l’ai déjà dit, dans les lettres relatives au pont d’Iéna il n’est fait aucune mention du billet de Louis XVIII. Wellington dit seulement dans une de ses lettres à Blücher : « La destruction du pont d’Iéna est infiniment désagréable au Roi. »