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de Prusse lui-même se sentait obligé à d’infinies précautions. Blücher résista encore, obstiné à sa fureur vengeresse. « L’honneur de l’armée prussienne, dit-il, commande cette représaille pour le viol du tombeau de Frédéric II. » Il fallut que le Tsar s’interposât à son tour et déclarât à son frère de Prusse sa ferme volonté de ne souffrir dans Paris la destruction d’aucun monument[1]. Le pont d’Iéna fut sauvé à la condition de perdre son nom ; il devint le pont des Invalides. Par attention pour le Tsar qui, lui, n’avait rien demandé, le même arrêté du préfet de la Seine donna au pont d’Austerlitz le nom de pont du Jardin du Roi.

Ce fut encore sur l’intervention de Wellington, de Castlereagh et, vraisemblablement aussi de l’empereur Alexandre, que Blücher dut renoncer à la contribution de cent millions dont il prétendait frapper la ville de Paris. Déjà il avait menacé de faire transporter en Prusse le préfet de police et un certain nombre de notables ; un officier occupait comme garnisaire l’hôtel du banquier Laffitte. On finit par faire entendre au vieux maréchal que la levée d’une si grosse taxe de guerre devait être préalablement soumise à l’examen des ministres alliés et que, en tout cas, tous les profits résultant d’opérations militaires entreprises en commun ne devaient point aller aux seuls Prussiens. C’est ce que Blücher, dans une lettre à sa femme, appelait « être martyrisé. » Il se consolait en faisant des dîners fins chez Very, et en jouant très gros jeu au n° 113 du Palais-Royal[2].

Ses soldats, qui ne peuvent s’offrir ces plaisirs coûteux, trouvent d’autres distractions. Ils forcent les portes du Muséum au Jardin des plantes, y saccagent tout et boivent l’alcool des bocaux contenant des pièces anatomiques. Rue Mouffetard, ils s’amusent à charger des ouvriers à coups de sabre et en blessent

  1. Goltz à Talleyrand, 10 juillet (Arch. Affaires étrangères, 691). Rapport à Carnot, 11 et 12 juillet (Papiers de Carnot). Journal manuscrit de Lechat. Mémoires manuscrits de Davout. Cf. Rochechouart, Mém., 407-408.
    Selon Rochechouart, le Tsar aurait dit à Frédéric-Guillaume : « J’irai de ma personne me placer sur le pont et je verrai si l’on aura l’audace de le faire sauter. » Le Tsar avait-il donc lu la lettre du Roi et y prit-il à son compte la phrase finale ? ou Rochechouart attribue-t-il à Alexandre le mot de Louis XVIII que ces jours-là on répétait avec admiration dans les cercles royalistes ?
  2. Blücher, cependant, voulut marquer son mécontentement en s’abstenant de venir s’installer officiellement à Paris près de son souverain et autres « gros messieurs » (grossen Herren). Il n’y avait qu’un pied-à-terre et resta à Saint-Cloud « dans le plus beau des châteaux, » écrivait-il à sa femme (Blücher in Briefen, 162).