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âgée de vingt ans, était la fille d’un conseiller de commerce royal et avait reçu une brillante éducation à Dusseldorf. Le portrait, joint au volume, nous montre une tête oblongue, légèrement inclinée, aux traits gracieux et affinés. Les yeux tendres sont perdus dans un rêve infini et comme fixés dans une pensée unique.

Derrière ce visage transparent, on devine une âme de sensitive, timide et frémissante, mais ardente et volontaire sous sa douceur. Dans ses brefs et discrets souvenirs, Mme Wesendonk, parlant de cette époque, se compare « à une feuille blanche où aucun caractère n’avait encore été tracé. » Wagner lui apparut avec tout le prestige d’un artiste de génie, muet et maussade dans le monde, éloquent et séduisant dans son cercle d’amis. Il devait l’attirer comme le plus puissant des maîtres intellectuels, et elle dut lui plaire dès l’abord comme la plus exquise des harpes éoliennes dont il tirerait un jour des sons merveilleux. Il semble cependant qu’il ait dû mériter sa confiance par une longue et savante assiduité, et faire un siège en règle avant de pénétrer dans les jardins secrets de cette âme et dans la citadelle de sa volonté. Ajoutons que, pendant ces premières années de Zurich, Wagner fut puissamment absorbé par l’élaboration de ses œuvres théoriques (l’Art et la Révolution, l’Œuvre d’art de l’avenir, Opéra et Drame) et par l’esquisse poétique de sa tétralogie : L’Anneau du Nibelung. En l’année 1853 seulement, des relations suivies se nouèrent entre les deux familles Wagner et Wesendonk. Aussitôt une intimité étroite de maître à élève s’établit entre le compositeur et la jeune femme déjà fascinée. Dans ses premiers billets, il se montre souple, soumis, insinuant.


Madame ! Dieu vous préservera désormais de mes méchantes manières. Vous devez comprendre maintenant qu’en ne cédant qu’avec angoisse à vos aimables invitations je n’obéissais pas à un vain caprice, et que ma mauvaise humeur pouvait martyriser mes meilleurs amis autant que moi-même. Si dorénavant je m’impose des renoncemens plus nombreux, — et comment ne le ferais-je pas après l’expérience d’hier ? — croyez qu’en cela je veux avant tout obtenir votre pardon par une meilleure tenue. Je me recommande à votre indulgence bienveillante.

Zurich, 17 mars 1853.______________________R. W.


Ne dirait-on pas une prière déguisée de l’inviter seul, un appel indirect à une intimité plus familière ? Il y a je ne sais quoi