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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/522

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l’ère innocente et délicieuse des cadeaux, où l’amour naissant à l’ombre de l’amitié, comme le rosier modeste sous le tilleul touffu, sait mettre tant de secrètes intentions et d’allusions charmantes. Elle envoie des fleurs, une lampe, une théière d’argent. Il répond par des livres rares et de la musique de son cru. À ce moment, il composait la Walkyrie, et déjà il avait pris l’habitude, qu’il conserva pendant des années, d’envoyer à Mme Wesendonk les premières fusées mélodiques de ces fameux leitmotiv, sur lesquels on devait écrire plus tard tant de volumes poudreux et qui jaillissaient alors comme des boutons parfumés de l’arbre verdoyant de la vie. Il traçait au crayon ses idées musicales sur des feuilles volantes, et l’amie les recevait chaudes encore de l’effervescence cérébrale et toutes brillantes du premier éclair de l’inspiration. Elles se gravaient dans son esprit comme des signes. Elles se blottissaient dans son cœur comme des esprits familiers et tyranniques qu’on ne pourrait plus chasser et dont rien désormais n’éteindrait le regard, n’étoufferait la voix. Ces esquisses rapides étaient souvent accompagnées d’un mot humoristique, d’un remerciement, d’une plainte ou d’une déclaration. Sur l’une, on trouve les initiales G. S. M. signifiant Gesegnet sei Malhilde (bénie soit Mathilde), sur l’autre : S. L. F. voulant dire seiner lieben Frau (à sa chère dame). Elles furent soigneusement classées par l’heureuse destinataire en de petits portefeuilles rouges correspondant aux œuvres respectives : la Walkyrie, Siegfried, Tristan et Yseult, les Maîtres Chanteurs, et sont actuellement en possession de ses descendans. On y trouve même un motif encore informe de Parsifal dont le fac-similé a été joint au volume. Ces précieux feuillets, instantanés graphiques, pensées visibles de cet esprit toujours en mouvement, jalonnèrent le drame intérieur que j’essaye de recomposer ici.

Laissons cependant Mme Wesendonk elle-même résumer ses premiers rapports avec le maître en sa manière sobre et impressive. « Nos relations, dit-elle dans ses Souvenirs, ne devinrent amicales et intimes qu’en 1853. C’est alors que le maître commença à m’initier à ses intentions. Il me lut d’abord « les trois poèmes d’opéra, » qui me ravirent, puis l’introduction à ce volume et successivement ses écrits en prose l’un après l’autre. Comme j’aimais Beethoven, il me jouait ses sonates ; y avait-il un concert en vue où il devait diriger une symphonie de