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prodige de l’amour. Inextricablement enchevêtrés dans l’œuvre magique, ils couraient à l’heure fatale. Pour eux aussi, le flambeau qui brûle devant le pavillon d’Yseult devait s’éteindre un jour dans la nuit profonde. La correspondance de cette époque n’existe plus, mais une lettre postérieure de Wagner (datée de Venise, du 1er janvier 1859) fait allusion au fait et en donne la preuve irrécusable. La date, le lieu, l’occasion de cette rencontre ? Mystère. On n’en voit passer ici que le souvenir comme un sillon de feu.


Non ! ne les regrette pas, ces caresses, dont tu as paré ma pauvre vie ! Je ne les connaissais pas ces fleurs parfumées échappées du sol vierge du noble amour ! Le rêve du poète devait donc se changer en réalité merveilleuse. Cette rosée de joie vivifiante et transfiguratrice devait tomber une fois sur le sol ingrat de ma vie terrestre. Je ne l’avais jamais espéré, et maintenant il me semble que je le savais quand même. Maintenant je suis ennobli : j’ai reçu mon titre de chevalier. Sur ton cœur, dans tes yeux, par tes lèvres — j’ai été délivré du monde. Chaque parcelle de moi est libre et noble. La conscience d’avoir été aimé de toi avec cette plénitude de tendresse et pourtant cette intime chasteté me traverse comme un frisson sacré ! — Ah ! je respire encore le parfum magique de ces fleurs que tu as cueillies pour moi sur ton cœur ; ce n’étaient pas des germes de vie terrestre ; c’est le parfum des fleurs surnaturelles d’une mort divine, d’une vie éternelle. Ces fleurs ornaient jadis le corps des héros avant qu’il ne fût réduit en cendres par le feu ; l’amante se jeta dans ce tombeau de flammes et de parfums pour réunir sa cendre à celle de l’aimé. Alors ils furent un ! Un seul élément ! Non plus deux êtres humains : une substance divine de l’Éternité ! — Non, ne te repens pas ! Ces flammes brûlèrent lumineuses et pures ! Aucune sombre ardeur, aucune fumée d’angoisse n’en souilla la clarté. Tes caresses d’amour sont la couronne de ma vie, les roses de joie qui ont fleuri ma couronne d’épines. Me voilà fier et heureux ! Plus un souhait, plus un désir ! jouissance, conscience suprême et force pour tout, force de braver toutes les tempêtes de la vie ! — Non ! non ! ne te repens pas ! ne te repens pas !


En lisant cette prose, ne croit-on pas entendre les harmonies mystiques et passionnées du deuxième acte de Tristan ? Mais après l’extase, le réveil fut terrible. Chez elle, remords ; chez lui, effroi de l’avenir. Ils savaient que « songer seulement à joindre leurs destinées était un sacrilège. » Trop sacrés en effet étaient les devoirs, trop profonds les sentimens de l’épouse envers l’époux et ses enfans, trop sacrés aussi les devoirs de reconnaissance de l’ami envers l’hôte bienfaiteur. Pourtant, on avait fait un premier pas vers le gouffre. A peine était-il temps de se ressaisir et d’en