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remonter le bord. Une décision s’imposait. Dès ce moment, Wagner résolut de quitter l’« Asile. » Il annonça ce projet à Otto Wesendonk qui, dans sa confiance tranquille, essaya de l’en dissuader. Comme il fallait trouver une nouvelle résidence (ce à quoi l’heureux habitant du chalet n’avait jamais pensé), il prit un moyen terme et attendit un mois. Mais tout était troublé. Le travail languissait, les entrevues étaient gênées. Les cours billets d’alors portent la trace de ce désarroi. On y sent la lutte intérieure de l’homme contre sa passion, mais il a visiblement perdu la tête. Témoin ces lignes : » Quelle merveilleuse naissance de notre enfant riche en douleur ! Ainsi il nous faut vivre quand même ? A qui pourrait-on demander d’abandonner ses enfans ? Dieu nous aide, pauvres que nous sommes ! Ou serions-nous trop riches ? Faut-il nous aider nous-mêmes ? » Et peu après : « La lettre — comme elle m’a rendu triste ! Le Démon passe d’un cœur dans l’autre. Comment le vaincre ? O pauvres nous ! Nous ne nous appartenons pas. Démon, démon ! deviens Dieu ! »

Il est beau ce cri prométhéen : « Démon ! deviens Dieu ! » Mais, à ce moment, l’artiste emporté dans un tourbillon de sentimens contraires, n’était pas capable d’opérer cette transmutation qui est le magistère de la volonté humaine. Il hésitait, il tergiversait. Peut-être allait-on retomber dans le gouffre, et cette fois-ci pour n’en plus ressortir. Un incident survint qui dénoua la situation devenue impossible. Une lettre interceptée par la femme de Wagner, une scène violente de jalousie faite par celle-ci à Mme Wesendonk, en termes insultans et grossiers, firent scandale, brouillèrent les deux familles et forcèrent Wagner à quitter brusquement Zurich. Ces faits ne sont connus que par la lettre explicative de Wagner à sa sœur, lettre qui ne dit rien de l’attitude d’Otto Wesendonk à son départ et laisse bien des points dans le vague[1]. Deux choses en ressortent toutefois : d’une part, que Wagner ne pardonna pas à sa femme son acte prémédité de vengeance sournoise et s’en sépara sur-le-champ ; de l’autre, que Mme Wesendonk en voulut à Wagner de n’avoir pas su empêcher la scène fâcheuse. Leur correspondance devait continuer et leurs sentimens rester les mêmes pour des années encore. Mais l’attaque brutale de Mme Minna et les suites de l’événement, où l’on avait frôlé une catastrophe, avaient jeté

  1. Voir cette lettre dans la préface du volume, p. XXIV.