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alors ce qu’il n’avait jamais fait auparavant et ce qu’il ne refît jamais, n’en ayant ni le temps, ni l’envie, Il écrivit un journal de ses pensées sous forme de lettres adressées à son amie[1]. Rien de plus impétueusement spontané que ces épanchemens. Effusions de tendresse, gronderies familières, prières humbles et cris de colère, appels d’amour et protestations de sacrifice, quel extraordinaire mélange d’adoration passionnée et de personnalité impérieuse, quel désir profond, inlassable, de reconquérir la confiance de cette âme en se montrant capable de tous les dévouemens et de toutes les abnégations ! « Cette solitude caresse mes espérances. Oui ! j’espère guérir pour toi ! Me conserver pour toi, cela veut dire me conserver pour mon art. Vivre avec lui pour toi, voilà ma tâche. Elle répond à ma nature, à mon destin, à ma volonté, à mon amour. Ainsi je suis à toi ; ainsi tu guériras par moi ! Ici j’achèverai Tristan, en dépit de toute la fureur du monde… Et tu reverras fier comme un dieu, guéri et pur, ton humble ami. » Cependant, le dieu n’avait pas encore terrassé le démon. Quelques jours après, le démon éclate et jette sur le papier les lignes suivantes :


Aujourd’hui j’ai écrit à Mme Wille. C’étaient les premières nouvelles que je recevais de loi. Elle me dit que tu es résignée, tranquille et résolue à mener jusqu’au bout le renoncement ! Les parens, les enfans, — les devoirs. — Comme ces paroles m’ont semblé étranges dans la sainte atmosphère de mon sérieux et de ma sérénité ! Quand je pensais à toi, jamais les parens, les enfans, les devoirs ne me venaient à l’esprit : je savais seulement que tu m’aimais, et que tout ce qui est grand en ce monde doit être malheureux. Placé à cette hauteur, cela m’effraye de voir désigner clairement les circonstances qui nous rendent malheureux. Je te vois alors subitement dans ta maison splendide, je vois toutes les choses, j’entends toutes les personnes pour lesquelles nous serons des incompris, qui nous sont étrangères et qui ne se rapprochent de nous que pour nous séparer de notre être intime. Et la colère me prend, quand je me dis : c’est à ceux-là, qui ne savent rien de toi, qui ne te comprennent pas, mais exigent tout de toi que tu dois tout sacrifier ! — Je ne puis et ne veux pas voir ni entendre cela, si je dois accomplir dignement mon œuvre terrestre. — Ce n’est que du plus profond de mon être que je puis en gagner la force, mais du dehors, tout ce qui veut s’emparer de mes résolutions m’excite à l’amertume.


Mme Wesendonk avait-elle eu magnétiquement conscience de cet état d’âme ? Avait-elle entendu murmurer le démon à

  1. Wagner l’envoya deux mois après à Mme Wesendonk. Il fait partie de la correspondance publiée.