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distance ? On le dirait. Car, huit jours après, elle lui renvoie par Mme Wille une lettre qu’il lui avait adressée et qu’elle n’avait pas voulu ouvrir. Là-dessus Wagner écrit dans son Journal : « Cela n’aurait pas dû arriver, — pas cela ! — Un jour tu liras cette lettre refusée et tu verras l’effroyable injustice de ton refus ! » Le lendemain il proteste encore : « Une parole directe de toi ! Trois mots ! rien de plus… Ah ! tous ces intermédiaires ! Alors quoi ?… Une religion entre nous ! » Deux jours après arrive une lettre de Mme Wesendonk, et le maître se calme. Le démon a disparu ; l’ange revient.


13 septembre. — J’étais si triste que je n’ai même pas pu confier un mot à mon Journal. Aujourd’hui est venue ta lettre, ta lettre à Mme Wille. Je savais que tu m’aimais. Tu es comme toujours bonne, profonde et pleine de pensées ; j’ai dû sourire et me réjouir presque de ma dernière inquiétude, puisque tu me donnes un si noble sentiment de bien-être. Oui ! tout est bien et tout ira bien. Notre amour est au-dessus de tout obstacle, et chaque entrave l’enrichit, le spiritualise, l’ennoblit.


En quittant Zurich dans l’exaltation du sacrifice consenti à deux, il croyait sincèrement que le sauveur c’était lui, et il se posait comme tel dans ses lettres. En réalité, c’est elle qui le domine moralement et le force de s’élever à sa sphère. Il l’avoue maintenant avec cette naïveté prime-sautière, qui ne craint pas de se contredire et qui est le côté charmant de sa nature.


Ton journal, que tu m’as donné avant mon départ, te montrait à moi si haute, si vraie, si transfigurée et si purifiée par la souffrance, si en possession de toi-même et du monde, que je n’éprouve plus d’autre sentiment que la communauté de ta joie, la vénération, l’adoration, Tu ne vois plus ta douleur, tu ne vois plus que la douleur du monde. Tu ne peux plus te représenter la tienne que sous la forme de la douleur universelle. Tu es devenue forte dans le sens le plus noble du mot.

… Je ne chercherai plus d’autre asile. Par contre, je me sens conforté et apaisé au plus profond de moi-même par l’asile éternel, inviolable et indestructible que j’ai gagné dans ton cœur, qui me garde et me protège contre le monde entier. Cet asile m’accompagne partout. Du fond de ce sanctuaire, je puis regarder le monde d’un sourire amical et plein de pitié. Je puis me donner à lui sans crainte, justement parce que je ne lui appartiens plus, car je ne souffre plus de mes souffrances, mais seulement des siennes. Ton amour a été pour moi une rédemption.


Octobre touchait à sa fin. Déjà l’amie rassurée recommençait à lui écrire avec une tristesse attendrie. À ce souffle, l’âme