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baiser du soleil couchant, la cime atteinte pendant les jours et les nuits de Venise ! Là, dans une merveilleuse union avec l’Aimée absente, il avait possédé l’univers. Maintenant, mis en face l’un de l’autre, ils ne s’appartenaient plus. Tout les divisait. C’était l’émiettement de leur être dans un labyrinthe de scrupules, de devoirs, d’obstacles et d’entraves, — insupportable tyrannie des choses sur le cœur. Pendant les années suivantes, ils devaient se revoir deux ou trois fois encore dans les mêmes conditions, et, malgré la douceur de certains momens, ils en gardèrent le même relent de tristesse infinie. Qu’est-ce qui pourrait remplacer, pour ceux qui l’ont une fois savourée, la radieuse solitude à deux qui tient lieu du monde ?

A partir de là, nous assistons, dans la correspondance, à la descente du sommet merveilleux. Les quatre années qui suivirent furent les plus tourmentées de la vie de Wagner. Nouveau séjour à Paris, concert au théâtre des Italiens, échec du Tannhauser, voyage en Russie, séjour à Vienne, etc. ; succès fugitifs, déceptions croissantes. Et, dans cette existence ballottée, l’éternelle nostalgie du théâtre impossible et de l’asile perdu. Mais, à travers toutes ces épreuves, son âme demeure invariablement fidèle à l’amie. Toujours elle est la confidente préférée, la Muse, l’Ange.

De loin, elle le soutenait de son mieux. Les quatorze lettres de Mme Wesendonk, les seules que nous donne le recueil, sont justement de cette époque. Le ton en est évidemment plus contenu qu’il ne devait l’être jadis. Il y a sur sa pensée comme une brume légère, mais à travers ce voile on entrevoit une âme limpide et profonde, un esprit élevé dans un ferme caractère. Sans cesse elle le rappelle à lui-même, à sa nature supérieure. Il se plaignait un jour de ce que Liszt, son meilleur ami, ne le comprenait pas dans ses plus hautes aspirations. Wagner prétendait en conséquence que l’amitié idéale était impossible entre hommes. Elle lui répond spirituellement par un argument irrésistible : « Liszt est après tout l’homme qui vous est le plus proche. Ne vous permettez pas de le diminuer. Je connais une belle parole de lui. La voici : « J’estime les hommes d’après ce qu’ils sont pour Wagner. » Que répondre à cela ? Quelquefois elle essaye de lui envoyer un reflet de son cher asile : « Pendant que je vous écris au balcon, les Alpes s’enflamment du rouge le plus tendre au soleil couchant. Que ne puis-je fixer le reflet rose à