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cette feuille et le souffler dans votre âme » A la fin de la lettre, elle dit : « La nuit est tombée. Les montagnes sont couchées pâles et sans vie à l’horizon. Tout est silencieux. Que la sainte paix descende dans votre cœur. » Son sentiment pour lui demeure inchangé, mais elle ne l’exprime plus directement. Si tristes qu’ils soient, elle appelle leurs rares revoirs « les dimanches du cœur. » Un jour qu’il l’avait complimentée dans une lettre sur sa vie idyllique, elle répond : « Que çà et là la vie paraisse une idylle, un juste regard y découvrirait bientôt l’étoffe d’une tragédie. La myopie réciproque des hommes les protège contre cette vérité. Contempler n’est pas souffrir, mais être l’est toujours. Vous, adorateur de Schopenhauer, vous devriez le savoir. Etre grand, être bon, être beau, ne suffit pas à l’homme, il veut encore être heureux. Singulière marotte ! Il me semble que quiconque aurait l’un des trois n’aurait pas besoin du misérable appareil et du pauvre artifice que nous appelons le bonheur. » Dans cette vue stoïque de l’existence, on sent l’écho de ses douleurs inexprimées. Un billet de l’année 1863 ne contient que ces mots d’Yseult : « Elu pour moi, perdu pour moi, cœur éternellement aimé ! » La même année, elle lui envoie pour son jour de naissance une série de poésies d’où s’exhale le parfum de sa tendresse. Elle s’y compare à la fleur qui ne peut contenir dans son calice tous les rayons du soleil, mais se tourne toujours vers lui sans être jalouse de ses sœurs. Les derniers vers disent toute la tragédie muette de sa vie :


J’ai creusé une tombe,
J’y ai couché mon amour,
Mon espérance et mon désir
Et toutes mes larmes
Et toutes mes joies et mes peines,
Et quand je les eus ensevelies,
Je m’y suis couchée moi-même.


Il y a, dans le volume, la reproduction d’un médaillon de Mme Wesendonk qui date de cette époque. On reconnaît les traits du portrait, mais quelle autre expression ! La pensée a creusé la tempe, élargi l’arcade sourcilière et modelé la joue. La bouche sérieuse est sans amertume, mais elle a perdu son sourire. Les yeux grands ouverts contemplent toujours l’idéal, mais à travers le voile tragique de la vie. Sur ce visage, toutes