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amis. » Excuse bizarre et d’une faiblesse risible ! L’habileté, en cette affaire, n’était certes pas du côté du roi et la naïveté était du côté de Wagner. Mathilde Wesendonk comprit et se tut. Tristan était redevenu Siegfried. Il avait bu un nouveau philtre… et montrait une fois de plus son incommensurable faculté d’oubli. Quelques mois après, le maître invitait son amie à venir assister à la première représentation de Tristan et Yseult, à Munich, par ce court billet : « Ce Tristan devient merveilleux ! Venez-vous ? » Oui, certes, elle allait être merveilleuse cette représentation, avec Schnorr, l’acteur idéal, sous les auspices d’un roi de légende. Ne serait-ce pas la consécration devant le monde et l’entrée dans la gloire du fils de leur amour, de l’enfant de douleur, couvé à deux, au milieu de tant d’enthousiasmes, de larmes et de sacrifices ? Cette soirée unique ne serait-elle pas, pour l’héroïque amante, la compensation de tout ce qu’elle avait silencieusement souffert et accompli pendant dix ans ? Mais, hélas ! O cruelle ironie du destin, ô Némésis implacable du philtre terrible, ce grand amour, cet amour créateur, le maître l’oubliait maintenant. Une autre allait en cueillir le fruit, et cette musique, au souffle incendiaire, allait peut-être allumer d’autres feux ! Non, Mathilde Wesendonk ne pouvait pas assister à la première de Tristan, à côté d’une autre Yseult en puissance. Elle ne vint pas ! Elle avait comparé jadis son amour et celui de son ami « à une trame indissoluble dont on ne pourrait séparer les fils qu’en la déchirant. » Elle disait vrai. La trame de cet amour venait d’être coupée d’un seul trait par les ciseaux de la destinée, — ou d’une femme.

Lorsque, six ans plus tard, le maître alors fixé à Lucerne épousa Mme de Bulow, il ne manqua pas d’aller présenter sa femme à ses amis Wesendonk à Zurich. Cosima Liszt venait de donner un fils à son heureux époux ; elle triomphait de sa rivale. Dans la suite, les Wesendonk vinrent quelquefois à Bayreuth. Les rapports entre les deux familles furent ce qu’ils pouvaient être, corrects, cérémonieux et distans. Il m’est arrivé une seule fois de rencontrer Mme Wesendonk au théâtre de Bayreuth, pendant un entr’acte, dans une présentation rapide. Elle était entièrement vêtue de noir et paraissait en deuil. Sous les dentelles sombres, j’aperçus un fin visage, au regard doux et triste, dont l’étincelle dardée brusquement révélait une extraordinaire concentration de sentiment et de volonté. Une petite main