Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/592

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

gement précaire. Qu’une goutte de sang vienne à toucher le bout de la langue de cet ours qui a appris à nasiller et à psalmodier, il retombera sur ses quatre pattes griffues et ses passions carnivores se déchaîneront de nouveau. « J’avais sous les yeux, observe Prendick, l’histoire de l’humanité en raccourci, l’action et la réaction des forces qui s’entre-croisent et se heurtent ou conspirent : instinct, raison, fatalité. »

Moreau est tué par une de ses victimes qui a brisé ses liens et s’est échappée de son laboratoire. Alors nous assistons à une lamentable rechute dans l’animalité de tous ces êtres, brusquement, violemment élevés à la vie supérieure. Ils y entraînent avec eux le collaborateur de Moreau, Montgomery, et, si M. Wells n’avait écrit pour un public méticuleux et très facile à effaroucher, le spectacle de cette orgie, où se combinent les instincts de la bête avec les vices du civilisé, eût pris toute l’ampleur, toute l’atroce réalité qu’il comporte. Mais peut-être vaut-il mieux, au point de vue moral comme au point de vue artistique, que ces choses soient simplement suggérées.

Rentré en Angleterre après des souffrances et des périls sans nom, Prendick est poursuivi par d’affreuses réminiscences qui lui rendent odieuses la vue et la société de ses semblables. Les hommes et les femmes qui l’entourent lui semblent, eux aussi, des animaux. Leurs instincts primitifs essaient de reprendre le dessus et minent sourdement cette loi artificielle du devoir qui les opprime et contredit en eux la nature. Ainsi la vertu est un effort, et à quoi bon cet effort ?

Tel est, en substance, ce livre auquel le public anglais a fait très peu d’accueil, soit à cause des détails répulsifs dont il abonde, soit parce qu’il y devinait un symbolisme antichrétien. L’auteur lui-même, dont le point de vue, comme on le verra, a changé, paraît disposé à mettre cet ouvrage en oubli, car il ne l’a pas compris dans ses récentes réimpressions. C’est pourquoi j’ai cru devoir m’y arrêter un moment et ramener au jour les dispositions qu’il révèle.


III

À certaines exceptions près, la psychologie du roman scientifique est quelque peu rudimentaire et conventionnelle. Celle de M. Wells est plus variée, et parfois plus profonde. Mais il est