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neuse vélocité, vers des destinées inconnues a cessé de courir. S’est-il brisé contre un obstacle ? S’est-il ralenti et arrêté par l’épuisement graduel de son énergie motrice ? Je n’en sais rien. Sur le sol où Londres a déployé une vie « portée à son comble et irritée, » douloureuse à force d’être intense, s’étendent des prairies et des bois. La cité géante, capitale du monde anglo-saxon, a éprouvé le sort prédit par le poète à notre bruyant Paris :

Il se taira, pourtant, après bien des aurores,

Bien des jours, bien des ans, bien des siècles couchés,
Quand l’onde qui se brise au pied des ponts sonores

Sera rendue aux joncs murmurans et penchés.

Aux bords de la Tamise, redevenue libre et rustique, folâtre une race d’enfans adultes, réduite en taille aussi bien qu’en intelligence et qui semble avoir perdu jusqu’au souvenir de son ancienne grandeur. Ce sont de jolis animaux gracieux, timides, innocens et sensuels. Ils errent parmi les vestiges de notre époque sans les regarder et sans les comprendre. Leur vie se passe à jouer et à aimer, moitié dans les prairies, moitié dans la rivière, un peu à la manière des Tahitiens dans le Mariage de Loti. Voilà ce que quatre mille siècles de paresse et de plaisirs ont fait des anciennes classes dirigeantes. Sous la terre vit une race hideuse, féroce, qui a conservé quelques-uns des secrets de l’antique industrie. Ses yeux ne peuvent plus supporter la lumière du jour et ce n’est que dans les ténèbres qu’elle se risque hors de ses demeures. Malheur aux enfans des hommes s’ils se laissent surprendre par ces razzias nocturnes ! leur tendre chair servira de festin aux cannibales d’en bas ; Caliban déjeunera d’Ariel après l’avoir assassiné. Tel serait aussi l’horrible sort de l’explorateur s’il s’attardait dans cette période dangereuse. Mais il réussit à remonter sur sa machine et a bientôt mis quelques siècles entre lui et ses persécuteurs. Il s’enfonce plus avant, toujours plus avant. Autour de lui les temps se déroulent, s’enfuient, disparaissent. Maintenant, le voici au terme. L’homme n’existe plus. Sur la terre, rien ne fleurit, rien ne végète, rien ne vit. De la mer, dont les vagues, à demi gelées, déferlent lourdement autour de lui, l’explorateur voit sortir des monstres, poulpes ou crabes géans, effrayans dans leur gauche et veule difformité, qui se traînent vers lui sur le ventre, prêts à l’engloutir… Le cycle se referme. La Terre a joué son rôle dans le temps et dans