Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/693

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’armée, d’être en sous-ordre, quand il est le vice-empereur de la guerre, quand il va l’être sans l’Empereur, — énigme encore.


Serait-il l’homme ? Répondrait-il au cri unanime qui appelait un maître, un sauveur ? S’il n’avait pas l’élan chevaleresque de Canrobert, la droiture de Mac Manon, il possédait, avec un rare courage, un renom d’habileté. Chacun vantait son endurance aux plus dures fatigues. Il avait des goûts simples, qui lui faisaient éviter la représentation et tournaient volontiers au renfermé, beaucoup de ténacité dans les idées, l’humeur égale. Il était affable, timide presque, parlant peu et mal. Une incroyable chance l’avait toujours servi. Ses ennemis lui refusaient deux qualités essentielles, la fierté du caractère et la hauteur de l’âme. Plusieurs même l’accusaient de manquer de sens moral. Mais Du Breuil savait quelles calomnies provoquent les hommes en vue. Il se réjouit, avec toute l’armée, d’avoir enfin un chef.


Le lendemain, énigme comme la veille :


Le maréchal passait près d’eux. Du Breuil le regarda. Comment se garder d’un trouble, devant l’homme qui commandait au destin de l’armée, devant le chef haussé à ce faîte d’honneur par l’opinion publique ? Lourd et ferme en selle, ramassé dans sa taille trapue, Bazaine, sous son couvre-nuque, portait un fort visage dont l’impression première déroutait, tant ses traits semblaient inaccessibles à l’émotion. L’impassibilité légendaire du maréchal, en effet, ne paraissait pas seulement braver le danger, mais l’abolir. Les balles pleuvaient autour de lui sans qu’il s’en aperçût ; et, d’un point à l’autre du champ de bataille, il se promenait comme dans son jardin.

Aides de camp, estafettes, accouraient, repartaient. Rien d’émouvant à voir comme cette fièvre, ces élans désordonnés. Tout convergeait vers ce gros vieil homme aux épaulettes d’or. Il semblait diriger la bataille sans y prendre goût, parce qu’il était là, parce qu’il le fallait. Du Breuil l’entendit ordonner à un colonel :

— Qu’on repousse l’attaque, mais qu’on ne s’engage pas en avant ! La retraite sera reprise aussitôt après le combat.


Dans la maison qu’occupe le généralissime, « la jolie maison d’aspect calme, avec son toit d’ardoises bleues dans les arbres, » rien ne bouge. Les chevaux des officiers d’ordonnance piaffent à la porte. « Vous pouvez faire desseller, messieurs ! dit le chef d’état-major. Vite au travail de bureau. Vite au tableau d’avancement, si impatiemment attendu de l’armée ! » Le tableau d’avancement ! Comme si ce n’était pas à la victoire de le dresser ! Et les commentaires vont leur train. « — Que fait Bazaine ? — Il joue au billard ! » ricane Floppe. « Laissez donc ! Le maréchal a son plan. C’est un malin. Lebœuf dans la mélasse, Frossanl aplati, il n’y a plus guère que Canrobert qui puisse lui porter