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de se mettre en grève ; enfin que la loi de 1884 était faite pour eux comme pour tous. Il semblait s’étonner qu’on ne le leur eût pas dit plus tôt, ou qu’ils ne l’eussent pas compris : aussi a-t-il réparé cette omission, et avec une éloquence si persuasive que les ouvriers ont fait partout des syndicats, puis se sont mis en grève, traitant l’État comme un simple patron, et un patron qui a bon dos. Peut-être ont-ils cru que M. Pelletan serait content d’eux, et, en effet, il leur a montré longtemps une longanimité qui ressemblait à de la complicité, prenant leur parti contre leurs préfets maritimes, encourageant leurs revendications et se montrant toujours prêt à y céder, ce qui lui a valu un nombre considérable d’apéritifs d’honneur. Comment les ouvriers de Brest avaient-ils pu croire qu’il verrait du mal à ce qu’ils se missent en grève, et à ce que cette grève s’étendit à tous nos autres ports de guerre ? N’est-ce pas ainsi qu’on fait dans le civil ? Pourquoi ne le ferait-on pas dans le militaire, les droits étant les mêmes ici et là ? Il est bien vrai que la cause ou le prétexte de la grève était futile ; mais cette considération a-t-elle jamais embarrassé et arrêté M. Pelletan ? Le droit à la grève est absolu : il n’y a pas de droit contre le droit ! La surprise des ouvriers-citoyens de Brest a dû être grande lorsque la dépêche suivante est arrivée à M. le préfet maritime : « Gouvernement tolérera jamais suspension travail préparation défense nationale. Faites afficher que tout ouvrier qui n’aura pas repris travail vendredi matin sera considéré comme démissionnaire. Les plus coupables seront exclus, les autres rétrogradés. » Les abréviations du langage télégraphique donnaient encore une allure plus impérieuse à la dépêche de M. le ministre de la Marine. C’était Neptune armé de son trident et prononçant le : Quos ego ! Jamais patron n’avait tenu un pareil langage. Il est vrai que M. Pelletan représente la défense nationale : il le fait cruellement sentir ; mais ne la représentait-il pas, ou avait-il oublié qu’il la représentait lorsqu’il mettait les ouvriers des arsenaux sur le même pied que les autres ? Sa volte-face a eu quelque chose de si brusque, et en même temps de si comique, que les ouvriers de Brest en ont été déconcertés : ils ont déclaré fièrement qu’ils se mettraient en grève une autre fois, et, pour celle-ci, ils sont rentrés à l’arsenal. Le coup de matraque de M. Pelletan n’a donc pas manqué son effet, ce qui prouve, et on s’en doutait déjà, que les ouvriers sont intraitables lorsqu’ils ont l’impression que le gouvernement est avec eux, mais qu’ils reviennent au bon sens dès qu’ils ont l’impression contraire. Et cela explique bien des choses ! Mais qui aurait pu croire que ce serait